Sakharov, physicien humaniste?
Historien des sciences, Charles Rhéaume a profité
de nombreux voyages en Russie au cours de sa carrière
pour se familiariser avec le domaine soviétique. S'intéressant
notamment au cas du physicien thermonucléaire Andreï
Sakharov, il en est venu à consacrer un essai à
ce célèbre scientifique et dissident, qui participa
notamment à l'élaboration de la bombe à
hydrogène soviétique, ce qui ne l'empêcha
pas d'envisager une paix mondiale basée sur l'équilibre
des puissances. À travers cet ouvrage publié aux
Presses de l'Université Laval, Sakharov, science, morale
et politique, Rhéaume permet d'explorer cette vie
complexe, tiraillée entre la fine pointe de la destruction
massive et les conséquences de cette technologie sur l'équilibre
international.
D'abord admiratif envers le régime au sein duquel il fut
éduqué, Sakharov endurera plus tard jusqu'à
la torture pour se détacher d'un système jugé
contraire à la liberté humaine. Son principal moyen
de résistance tiendra dans la sympathie qu'il conquiert
chez les scientifiques de l'Ouest, alors que pour certains il
prendra figure de symbole. C'est en effet le boycott de ces scientifiques
à l'égard de leurs collègues soviétiques
qui aura le plus fort impact idéologique et qui fera le
mieux circuler les idées de Sakharov. «De fait,
écrit Rhéaume, la communauté scientifique
a devant elle un homme qui incarne l'interface essentielle entre
les conditions du travail scientifique et les droits de l'homme.
[...] S'immolant ainsi professionnellement, il bonifie en revanche
sa nouvelle cause et signifie qu'elle mérite les plus
beaux efforts du plus grand nombre possible de scientifiques.»
Plaçant nettement Sakharov au «panthéon de
l'histoire morale de la science», Charles Rhéaume
examine d'abord dans son livre les caractéristiques de
la personnalité du scientifique russe. Puis, dans la seconde
partie, il analyse ses réflexions à partir du «Manifeste
de 1968», avant d'étudier un parcours qui le mène
à la nobélisation (en 1975) puis à l'exil
à Gorki. Enfin, dans un troisième volet, Rhéaume
examine le point de vue des scientifiques occidentaux pour cerner
leur attitude vis-à-vis Sakharov, de même que d'autres
dissidents tels Orlov et Shcharansky. De 1968 aux années
80, Sakharov compte parmi ceux, tel Alexandre Soljenistine, qui
préfigurent le changement de perspective de l'après
Guerre froide. Réhabilité par Gorbatchev et de
retour en Russie en 1986, il critiquera néanmoins la lenteur
des réformes avant de s'éteindre trois ans plus
tard.
Ayant déployé un regard conjoint sur la science
et les relations internationales, Andreï Sakharov est considéré
par Charles Rhéaume comme un idéal dont devrait
s'inspirer l'Occident, par-delà l'hyperspécialisation
et le cynisme que cette dernière peut engendrer. Cette
personnalité d'exception incite également l'auteur,
dans sa conclusion, à poser un regard peu équivoque
sur la période communiste et son influence sur la recherche
: «L'expérience soviétique montre que si
la science peut survivre et même connaître du succès
en l'absence de liberté politique, un tel contexte a pour
effet de compromettre des résultats plus créatifs
encore.»
THIERRY BISSONNETTE
|