La honte et l'isolement
Gérard Duhaime fait le point sur le surendettement
des ménages québécois dans l'ouvrage "La
vie à crédit"
Choqué. Voilà comment Gérard Duhaime
se sent lorsqu'il se penche sur les statistiques concernant le
surendettement des ménages. Ce professeur au Département
de sociologie de l'Université Laval, titulaire de la Chaire
du Canada sur la condition autochtone comparée et de la
Chaire Louis-Edmond-Hamelin, a consacré dix ans de sa
vie à l'étude de ce phénomène. Son
livre La vie à crédit publié aux
Presses de l'Université Laval constitue bien sûr
un condensé de ses découvertes, mais également
un récit sans complaisance de la vie infernale de ceux
qui doivent se débattre avec de gros problèmes
d'argent. À ses yeux, l'ouvrage doit donc mettre en lumière
une réalité largement occultée en Amérique
du Nord, celle de l'endettement.
Lorsque Gérard Duhaime présente des conférences
sur le phénomène du surendettement à des
économistes, ces derniers lui font souvent remarquer que
leurs calculs ne doivent pas prendre en compte la dimension humaine
du problème puisqu'ils gèrent des chiffres. Une
attitude aux antipodes de celle du sociologue. "J'ai eu
l'occasion de voir la détresse de celui qui doit se résigner
à prendre une deuxième hypothèque alors
qu'il a presque fini de payer sa maison, s'indigne le chercheur.
Il y a des pays, en Europe par exemple, où le gouvernement
vote des lois pour prévenir le surendettement. Ici, on
ne fait rien, les endettés vivent dans la honte et l'isolement
car ils ne savent pas à qui s'adresser."
Dans la première partie de son livre, Gérard Duhaime
souligne l'ampleur de l'endettement. Ainsi, les dettes à
la consommation dépassent l'épargne en Amérique
du Nord, tandis que le nombre de cartes de crédit en circulation
et de soldes en souffrance ne cesse de progresser. Selon le
chercheur, près de la moitié de la population éprouverait
des difficultés à rembourser ses dettes au bout
d'un mois. Pour comprendre pourquoi même des gens bien
informés tombent dans la spirale de l'endettement et ne
s'en sortent que difficilement malgré leurs efforts, Gérard
Duhaime a décidé de les interroger et de raconter
leur expérience dans la deuxième section de son
livre.
Tranches de vie
Pendant deux ans, le professeur et son équipe ont
rencontré près de 70 personnes aux prises avec
de sévères difficultés financières.
Des Québécois de tous milieux sociaux. Au fil de
ces entrevues, le chercheur a pu constituer quatre catégories
d'endettés. Selon lui, certains individus peuvent se classer
parmi les vulnérables, peu éduqués et à
faibles revenus, qui ont tendance à céder facilement
aux sirènes du crédit. D'autres, les malchanceux,
plus conscients des dangers de l'endettement, doivent parfois
s'y résoudre lorsque le chômage, la maladie, une
séparation, bouleversent le savant équilibre financier
construit peu à peu. De leur côté, les parvenus
collectionnent les cartes de crédit, les marges, connaissent
tous les trucs pour les avances de fond afin de disposer d'un
style de vie toujours au-dessus de leurs moyens, tandis que les
compulsifs achètent sans compter, simplement pour assouvir
leur passion. Bien sûr dans la réalité, le
portrait des vrais endettés se compose souvent d'éléments
puisés dans plusieurs archétypes.
Au cours de ses recherches, Gérard Duhaime a aussi découvert
que les personnes rencontrées vivaient plusieurs cycles
d'endettement. À l'image de Mozart qui a vécu aux
abois une grande partie de sa vie, les endettés accumulent
les créances, remboursent parfois en empruntant, assainissent
leur situation mais s'endettent parfois à nouveau dès
qu'ils relâchent la garde. "Certains accomplissent
trois, quatre, cinq boucles semblables sur de courtes périodes,
constate le chercheur. C'est avec une très grande facilité
que les gens retombent dans l'endettement dès qu'ils se
sentent un peu plus sûrs d'eux."
Il faut dire que les endettés disposent de moyens dérisoires
face à l'industrie du crédit et aux institutions
bancaires. Trop souvent, à en croire le sociologue, les
informations financières viennent seulement du gérant
de banque ou de la publicité télévisée.
"Une grande partie de la population est analphabète
économiquement et ne dispose pas d'un regard extérieur
sur sa situation, indique Gérard Duhaime. En 20 ans, le
budget des Associations coopératives d'économie
familiale (ACEF) qui peuvent dispenser des conseils financiers
n'a pas augmenté, mais leur liste d'attente s'allonge."
Pour corriger le tir, il faudrait selon lui améliorer
la formation scolaire sur le crédit, offrir les services
de planificateurs financiers neutres et, pourquoi pas, obliger
les agences de crédit à investir dans un programme
d'éducation comme le font les vendeurs de boissons alcoolisés.
Des mesures qui semblent encore utopiques puisque pour l'instant
l'endettement demeure un problème largement ignoré
par les décideurs.
PASCALE GUÉRICOLAS
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