L'incertitude productive de Montaigne
Par la liberté et l'ouverture de sa pensée,
Montaigne mérite d'être considéré
comme un des principaux mentors des sciences humaines et de l'esprit
universitaire dans ce qu'il a de plus mobile. À l'intérieur
de son essai La parole incertaine: Montaigne en dialogue,
paru à la fin de 2003 aux Presses de l'Université
Laval, Philip Knee expose de façon très originale
les vertus d'une pensée critique d'elle-même, en
faisant ressortir les résonances personnelles et sociales
de cette attitude.
Enseignant très apprécié à la Faculté
de philosophie, Philip Knee a maintes fois examiné les
liens entre le littéraire et le philosophique, à
travers notamment les figures de Jean-Jacques Rousseau et de
Jean-Paul Sartre, auquel il consacrait un précédent
livre en 1993 (Qui perd gagne). Tout comme chez ces derniers,
l'oeuvre de Montaigne donne à voir combien le style et
la personnalité peuvent influencer l'exercice de la raison
et son résultat, à l'exemple de ce que peut produire
l'intuition chez les mathématiciens.
La démarche de Knee s'inspire en partie de l'auteur qu'il
étudie, puisqu'il diversifie sa réflexion en faisant
appel à plusieurs perspectives complémentaires.
Ainsi, après avoir résumé la méthode
de Montaigne et le rôle qui jouent l'incertitude et l'incomplétude,
c'est à quatre autres penseurs qu'il fait appel pour révéler
et actualiser le premier. Il s'agit dans un premier temps de
Machiavel, lu par un Montaigne qui relativisera quelque peu sa
vision très technique du politique; puis surviennent Pascal,
Rousseau et Diderot, trois lecteurs attentifs de Montaigne.
"Pour que les Essais soient compris, pour que le
dialogue s'établisse, il est nécessaire que deux
libertés s'exercent et interagissent à chaque page
", dira Knee dans une phrase qu'on peut en grande partie
appliquer à son propre essai. Dans un style accessible
bien que sans concession dans la marche de sa pensée,
il dévoile en quatre chapitres comment les auteurs choisis
se situent par rapport au scepticisme montaignien. On voit alors
que la tentation est presque irrésistible d'utiliser la
déroute de la raison comme argument en faveur de certitudes
politiques, religieuses ou morales, alors que le morale de Montaigne
sied justement dans le maintien de cette incertitude qui ouvre
au respect de l'altérité, à commencer par
cette altérité qui habite le Moi.
À partir de cette "parole incertaine", Philip
Knee brosse un tableau surprenant de l'esprit démocratique
dont Montaigne semble avoir eu une intuition plus radicale que
Rousseau et Diderot. Il n'en demeure pas moins que les quatre
interlocuteurs donnés à Montaigne révèlent
des facettes complémentaires d'un libéralisme en
construction, puisqu'ils distinguent chacun à leur manière
la parole d'une donnée absolue, indépendante de
l'action.
"Si la parole de Montaigne est incertaine de ce qu'elle
avance, elle est aussi incertaine de susciter l'interlocution
souhaitée, c'est pourquoi son pari sur la vérité
est indissociable d'un pari sur la sociabilité et, plus
précisément, sur la démocratie comme régime
de la parole échangée." Peu banale, la réflexion
du professeur est un exemple d'invention rationnelle qui prouve
la persistance d'un véritable humanisme universitaire.
THIERRY BISSONNETTE
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