
La première vague irlandaise
Robert Grace conteste certaines idées reçues
sur l'histoire de l'immigration au Canada
Certains chercheurs aimeraient bien que l'histoire de l'immigration
irlandaise au Canada soit davantage distincte de celle des États-Unis.
Pendant plusieurs années, des historiens ontariens ont
soutenu que les Irlandais arrivaient déjà en grand
nombre dans les ports canadiens avant même que la Grande
Famine du milieu du 19e siècle ne provoque le départ
d'un million d'habitants. Robert Grace, chargé de cours
au Département d'histoire de l'Université Laval,
dément cette théorie dans un article publié
récemment par la Canadian Historical Review. Selon
le chercheur, la forte vague d'immigration en provenance de la
verte Eire démarre vraiment en 1845 pour se poursuivre
au moins jusqu'en 1854.
Tout au long de la seconde moitié du 19e siècle,
les Irlandais forment 25 % de la population de Québec.
Si, au début, ce sont essentiellement des protestants
du Nord du pays qui prennent le bateau, les catholiques du Sud,
c'est-à-dire des comtés de Cork, de Limerick et
de Kerry, leur emboîtent le pas, victimes par ricochet
de la maladie qui fait pourrir la pomme de terre. Fait étonnant,
les jeunes filles constituent les deux tiers des effectifs. "Beaucoup
d'entre elles arrivent à Québec avec une compagne
ou un frère et travaillent comme domestiques chez les
particuliers, raconte l'historien. Malgré leur maigre
salaire, elles économisent pour envoyer de l'argent à
leur famille restée en Irlande."
Et les protestants, alors?
Cette forte immigration féminine a des conséquences
sur l'évolution de la population d'origine irlandaise.
En effet, ces jeunes filles auraient tendance, selon Robert Grace,
à épouser des protestants irlandais, car il manque
d'époux au sein de leur communauté. Les enfants
nés de ces unions deviennent catholiques, ce qui explique
la forte progression du nombre de catholiques irlandais dans
la ville de Québec, une progression mise en lumière
par les recensements de 1852 et de 1861. Contrairement à
ce qu'on croyait jusqu'alors, les protestants irlandais ne quittent
donc pas massivement la ville, mais s'assimilent plutôt
à leurs ennemis d'hier. Certains décident tout
de même d'aller s'installer à Montréal, en
Ontario ou aux États-Unis.
En fouillant les archives, le chercheur a découvert également
que les Irlandais de Québec effectuaient des migrations
saisonnières vers le sud. "Snow birds" avant
l'heure, les débardeurs quittent la ville dès l'arrêt
de l'activité portuaire en novembre pour s'engager dans
les ports de la Louisiane, de l'Alabama et de la Caroline. Cependant,
les fortes chaleurs et les nombreuses maladies dues au climat,
comme la fièvre jaune, les ramènent au Québec
en même temps que les oies, en mai. Cette activité
hivernale aux États-Unis permet à leur famille
de survivre avant que les navires ne sillonnent à nouveau
le Saint-Laurent.
"À Québec, les Irlandais sont assurés
de percevoir un salaire horaire minimum puisqu'ils ont réussi
à créer le syndicat des travailleurs du port le
plus puissant du Canada en 1862, explique l'historien. Ils exécutent
des travaux très dangereux que personne ne veut faire,
comme charger des morceaux de bois énormes dans les cales
des navires. Les veuves dont les maris sont morts au travail
reçoivent une pension payée par le syndicat et
ce dernier indemnise aussi les débardeurs blessés."
Selon l'historien, les immigrants de cette partie de l'Europe
parviennent à mieux s'intégrer socialement au Québec
que dans les provinces voisines comme l'Ontario ou le Nouveau-Brunswick,
davantage protestantes. Dans la très catholique ville
de Québec, les Irlandais deviennent parfois douaniers,
policiers ou mesureurs de bois tandis qu'ils restent simples
journaliers au Canada anglais.
PASCALE GUÉRICOLAS
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