Accepter l'inacceptable
Dans l'avenir, le recours au suicide fera peut-être
partie des droits de la personne
"Dans la logique de l'évolution de notre conception
moderne des individus, il reste au moins une autre étape
à franchir. La liste des droits de la personne, en évolution
croissante et jamais interrompue depuis cinq siècles,
devrait normalement inclure le droit à disposer de sa
propre vie." Cette affirmation provocante, à contre-courant
des idées reçues, est celle de Bernard Arcand,
professeur titulaire au Département d'anthropologie de
l'Université Laval. "Déjà, l'euthanasie
suicidaire est largement tolérée aux Pays-Bas et
en Suisse à certaines conditions, ajoute-t-il. Il se peut
que dans un siècle l'euthanasie paraisse tout aussi ordinaire
que l'avortement."
Le mercredi 11 février au Grand Salon du pavillon Maurice-Pollack,
Bernard Arcand a participé à une journée
de conférences organisée par le Centre de prévention
du suicide de Québec et le Comité de prévention
du suicide à l'Université Laval. Sa présentation
avait pour titre "Le suicide est une bonne idée de
nos jours". L'activité s'est déroulée
dans le cadre de la Semaine de prévention du suicide.
Un rapport à la mort modifié en profondeur
Émile Durkheim, que l'on considère comme le
fondateur de la sociologie moderne, écrivait il y a plus
d'un siècle que les contextes sociaux qui poussent au
suicide sont soit trop contraignants, soit trop amorphes. "Les
premiers, explique Bernard Arcand, ne laissent pas suffisamment
d'espace à l'individu pour respirer et les autres lui
donnent trop peu de guides."
Le conférencier avance l'hypothèse que nos sociétés
traversent présentement une phase de transition entre
la mort à l'ancienne, où le suicide était
vu comme une chose scandaleuse, et une société
de l'avenir où ce geste absurde et largement incompréhensible
risque de devenir ordinaire et raisonnable. Selon lui, la révolution
sociale et culturelle en marche semble avoir modifié en
profondeur notre rapport à la mort.
Une première transformation majeure en ce sens est l'avènement
de la société industrielle, il y a environ deux
siècles. Cette société a permis le rêve
de la mobilité et de la réussite sociale en mettant
fin au destin immuable de l'individu qui était jusque-là
plus ou moins déterminé dès sa naissance.
Vous naissiez pauvre et vous mouriez pauvre. "Désormais,
souligne Bernard Arcand, c'est à l'individu de se prendre
en charge, de faire de sa vie ce que bon lui semble." Une
autre transformation majeure est l'entrée dans l'ère
du respect des droits de la personne. Peu à peu on a vu
l'espace social se rétrécir alors que s'imposait
la notion du "soi". "Le respect des droits de
la personne, indique-t-il, impose une tolérance de plus
en plus grande aux particularités individuelles."
Une troisième transformation majeure est la progression
de la solitude, une conséquence du développement
radical de l'urbanisation. Au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, entre cinq et six pour cent des Canadiens vivaient
seuls. Aujourd'hui, le tiers de la population est dans cette
situation.
Bernard Arcand rappelle que, loin d'être une notion nouvelle,
le droit à la mise à mort de soi existait déjà
dans l'Antiquité. "Dans la Marseille de la Grèce
antique, dit-il, le suicidaire pouvait plaider son cas devant
le conseil de ville. Si le conseil était convaincu par
l'argument, il fournissait au plaideur le poison demandé."
YVON LAROSE
|