La médecine cardiaque fait-elle fausse route?
Le cardiologue et chercheur Peter Bogaty déplore
le manque de sens critique dans le traitement des syndromes coronariens
aigus
La lecture d'articles de journaux qui avancent qu'on pourrait
sauver des vies et économiser de l'argent au système
de santé en opérant plus de malades cardiaques
et en leur donnant davantage de médicaments coûteux
donne de l'urticaire à Peter Bogaty. "Ces arguments
sont souvent sans fondements et démagogiques, déplore
le professeur de la Faculté de médecine de l'Université
Laval. C'est difficile d'être toujours en réaction
par rapport à la profession médicale, mais j'aimerais
voir les choses se faire avec plus de finesse et de rigueur."
Il y a quelques mois, le chercheur publiait dans la revue scientifique
britannique The Lancet, avec son collègue James
Brophy de l'Université McGill, un plaidoyer en faveur
du retour au sens critique dans le traitement des syndromes coronariens
aigus (SCA), un terme désignant l'infarctus ou l'angine
instable.
Cardiologue et membre du Centre de recherche de l'Hôpital
Laval, Peter Bogaty estime que le système de santé
erre en offrant à tous les malades cardiaques, sans discernement,
les derniers médicaments et les plus récentes technologies
médicales. "Nous assistons à un changement
drastique dans la gestion des problèmes cardiaques, constate-t-il.
Sans être nécessairement à haut risque, les
personnes traitées à l'hôpital pour un premier
épisode de SCA subissent plus fréquemment des interventions
chirurgicales invasives, notamment un ou plusieurs pontages,
et elles reçoivent une multitude de médicaments,
notamment des médicaments anti-cholestérol qui
doivent être pris en permanence. Ces technologies et médicaments
sont très efficaces dans des situations bien précises,
mais lorsqu'on étend leur usage à tous les malades,
sans sélection, les bénéfices qu'ils apportent
sont minimes", avance-t-il.
Les chercheurs Bogaty et Brophy appuient leur position sur un
examen détaillé de sept études portant sur
des interventions médicales et des médicaments
maintenant employés de façon routinière
en cardiologie. "Nous avons utilisé les études
qui ont servi à établir les règles de conduite
actuelles et non celles qui avantagent notre propos", insiste
Peter Bogaty. Ces procédures médicales affichent
parfois des performances intéressantes au plan de la réduction
du risque relatif de récidive ou de décès.
Par contre, leur impact, en terme absolu, sur la réduction
de la mortalité ne franchit jamais la barre du 1 %. En
comparaison, l'aspirine, qui ne coûte presque rien, abaisse
la mortalité absolue de 5 %. "Pourtant, ces procédures
sont en accord avec les règles de conduite émises
par des organismes médicaux à la lumière
d'études cliniques publiées dans les revues scientifiques
avec comité de lecture. Elles profitent aussi d'une vaste
diffusion dans les publications destinées aux médecins
et sur les tribunes publiques souvent financées par l'industrie",
soulève le chercheur, quelque peu perplexe.
"Ceux qui forment les futurs médecins
doivent encourager le développement de l'esprit critique
chez leurs étudiants plutôt que de se limiter à
leur vendre les dernières manchettes médicales."
Où est le problème?
Ces études cliniques randomisées, comme les
appellent les chercheurs dans leur jargon, sont considérées
comme des dogmes par les médecins, déplore Peter
Bogaty. Pourtant, plusieurs d'entre elles souffrent de lacunes
au plan de la méthodologie, de la taille de l'échantillon,
du suivi (trop court) des patients traités ainsi que d'interprétation
enthousiaste des résultats par les auteurs de l'étude
et par les chercheurs invités à les commenter dans
des textes éditoriaux de revues scientifiques. À
ce propos, le professeur Bogaty évoque même la possibilité
de conflits d'intérêts - inconscients, tient-il
à préciser - puisque les résultats positifs
trouvent plus facilement leur niche dans les revues prestigieuses,
que leur publication a une incidence sur leur indice de citations,
sur leur prestige, sur le financement de leurs travaux et sur
leur avancement académique.
Peter Bogaty souhaite un retour en force d'une conscience critique
des médecins face aux études qui servent à
établir les règles de conduite des médecins
dans le traitement des maladies cardiaques. "Le manque de
temps pour lire les études me semble une excuse facile,
dit-il. J'y vois plutôt une certaine paresse et un manque
de rigueur. L'application machinale des conclusions d'études
cliniques menace de transformer l'approche créative de
la médecine basée sur les preuves en orthodoxie
maladroite et stérile."
Trois victimes
Le chercheur est bien conscient que le renversement de la
vapeur qu'il souhaite ne peut venir que de la profession médicale
elle-même. "Les médecins doivent exercer leur
jugement pour mieux sélectionner le traitement approprié
pour chaque patient. Par ailleurs, ceux qui forment les futurs
médecins doivent connaître les limites des études
et leurs écueils. Ils doivent encourager le développement
de l'esprit critique chez leurs étudiants plutôt
que de se limiter à leur vendre les dernières manchettes
médicales."
Aux yeux de Peter Bogaty, la tendance actuelle dans le traitement
des maladies cardiaques fait trois victimes. La première
est la rigueur scientifique. La seconde est le patient qui reçoit
des traitements qui ne lui apportent aucun bénéfice
et, par la bande, le malade qui doit patienter des mois sur une
liste d'attente pour recevoir le même traitement, profitable
dans son cas. La troisième est notre système de
santé lui-même. "Considérant les coûts
élevés de la plupart de ces pratiques et la limite
des ressources que la société peut investir en
santé, il faut faire preuve de plus de discernement dans
les soins dispensés à chaque patient. C'est la
seule façon de sauver notre système de santé."
JEAN HAMANN
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