
La rebelle du Maine
Adèle Saint-Pierre mène le combat du parler
franco-américain
Comme ses dix autres frères et soeurs, Adèle Saint-Pierre
aurait pu continuer à aller à la messe pour faire
plaisir à ses parents et troquer à son tour le
français pour l'anglais, la langue de la très grande
majorité en Nouvelle-Angleterre. Mais non. Cette jeune
franco-américaine a des idées bien arrêtées.
Tout comme elle a annoncé à ses très catholiques
parents qu'elle ne fréquenterait plus l'église,
elle a choisi de se montrer distincte jusqu'au bout de la langue
en affichant sa culture francophone. Étudiante au doctorat
en linguistique à l'Université Laval depuis quelques
mois, elle entend bien témoigner de l'existence d'un français
spécifique aux Franco-américains avant qu'il ne
disparaisse, et peut-être même pousser ses compatriotes
à renouer avec leur culture.
Pendant très longtemps, Adèle Saint-Pierre a cru
que ses parents inventaient des mots comme "itou",
"icitte", ou qu'ils calquaient leur langage sur l'anglais,
tant le français parlé à la maison différait
de celui qu'elle apprenait à l'école. Il a fallu
qu'elle séjourne dans l'Ouest de la France, une région
d'où sont originaires tant de Québécois
et d'Acadiens, et qu'elle rencontre des gens prononçant
les mots à la façon des membres de sa famille,
pour découvrir que sa langue maternelle existait réellement.
Venus du Québec au début du 20e siècle,
en compagnie de plusieurs centaines de milliers de Québécois
sans travail, les ancêtres de la jeune fille ont choisi
le Maine pour s'établir. Fermiers de génération
en génération, ils ont jalousement conservé
leur culture francophone et leur foi catholique, mais le lien
avec la famille québécoise s'est perdu. «Les
parents de mon grand-père paternel l'ont envoyé
seul à 13 ans travailler dans le Maine et il a décidé
d'y rester», raconte la jeune Franco-américaine.
Désireuse de mieux comprendre la langue de son enfance,
la jeune fille a entrepris une maîtrise à l'Université
du Maine, codirigée par Claude Poirier, professeur au
Département de langues, linguistique et traduction de
l'Université Laval. Peu de temps après, elle décidait
de poursuivre son doctorat au Québec, afin d'étudier
en profondeur la langue parlée par ses parents à
Jay, une ville de 5 000 habitants dans l'Ouest du Maine. «Il
faut absolument conserver une trace de leur façon de parler
car lorsque mes parents et mes oncles et tantes seront morts,
je serais la seule à utiliser encore ce type de français»,
explique-t-elle.
Le franco-américain «live»
Pour mener son travail à bien, l'étudiante
compte utiliser des enregistrements sonores de conversations
avec des habitants de Jay, car il existe peu de livres ou de
recherches à ce sujet. Elle va ainsi pouvoir fixer la
prononciation utilisée par ces Franco-américains,
ainsi que le vocabulaire spécifique et les emprunts effectués
parfois à l'anglais. Une recherche qui intéresse
grandement son professeur Claude Poirier. "Pour nous, c'est
un témoignage sur la prononciation ancienne des Québécois,
même si cette variété de français
a pu évoluer de façon différente chez les
Franco-américains", indique-t-il.
Farouche militante du fait français dans son coin de pays,
Adèle Saint-Pierre ne manque pas de projets. Récemment,
elle a ainsi proposé aux éditions du Septentrion
un livre de recettes retranscrivant de la façon la plus
fidèle possible la cuisine fermière pratiquée
par sa mère et ses cinq soeurs, à partir d'une
conversation collective de plusieurs heures. "J'ai essayé
de trouver des trucs pour écrire selon leur prononciation
et éviter le français standard", raconte la
jeune fille. Rarement en panne d'idées, elle prépare
par ailleurs la deuxième édition d'un festival
culturel franco-américain qu'elle a lancé en août
dernier sur la ferme familiale. "À ma grande surprise,
près de 600 personnes sont venues découvrir les
groupes de musique traditionnelle du Maine et du Québec
que j'avais invités, raconte-t-elle. Une femme en larmes
m'a raconté que cet événement lui avait
fait prendre conscience de son identité francophone et
de la nécessité de transmettre cette culture à
ses enfants." Chanteuse elle aussi à ses heures,
Adèle Saint-Pierre ouvrira le prochain festival avec une
chanson de son cru. D'ici là, vous pouvez découvrir
ses talents musicaux le samedi soir 31 janvier, puisqu'elle se
produit au Pub Georges dans le quartier du Petit-Champlain.
PASCALE GUÉRICOLAS
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