Bureaucratie, le retour
Le «nouveau management public» aurait
des effets pervers sur les relations entre l'État et les
citoyens
Économie, efficience, efficacité. Voilà,
en trois "E", les principaux objectifs poursuivis par
l'administration publique québécoise depuis l'adoption
de la Loi 82 en mai 2000. Lancée par Lucien Bouchard,
alors premier ministre du Québec, cette révolution
de la bureaucratie façon "Nouveau management public"
ne fait pas que des heureux. Florence Piron, professeure associée
au Département de sociologie, s'apprête à
publier dans la revue Anthropologie et sociétés
une critique cinglante des effets pervers d'une telle réforme
sur les relations entre l'État et les citoyens. Son article
analyse le discours public de promotion de cette bureaucratie
nouvelle mode, qui met trop l'accent à ses yeux sur le
citoyen consommateur de services au détriment de la justice
sociale et de la solidarité.
Depuis plusieurs années, la chercheure s'intéresse
aux efforts déployés par le gouvernement québécois
pour se conformer aux méthodes de gestion publique adoptées
par de nombreux autres pays occidentaux, comme l'Angleterre de
Margaret Thatcher, et directement importées de l'entreprise
privée. "Au Québec, ce sont les mandarins
de la fonction publique, passés au privé après
la défaite électorale du Parti Québécois
en 1985, qui ont été convaincus de la nécessité
d'une réforme de la bureaucratie selon les préceptes
du management, explique Florence Piron. Revenus au pouvoir, ils
ont ensuite conseillé le gouvernement à ce sujet."
La centralisation perdure
Essentiellement, cette réforme de l'appareil étatique
consiste à simplifier les procédures administratives,
et à donner davantage d'autonomie à certains services
qui, en contrepartie, ont une obligation de résultats.
Idéalement, les rapports hiérarchiques s'estompent
dans ce système au profit de la discussion et du dialogue.
Cependant, dans les faits, les choses semblent se passer autrement.
Au cours de sa recherche, et de ses rencontres avec de nombreux
fonctionnaires, Florence Piron a constaté certains effets
pervers de la réforme. "Dans certains cas, on bureaucratise
à nouveau, lorsqu'il s'agit de trouver des indicateurs
quantitatifs pour mesurer un travail qualitatif", signale
dénonce la chercheure. Et de citer l'exemple de cette
fonctionnaire, chargée de faciliter le dialogue entre
son ministère et les écoles, qui passe un temps
précieux à compiler le nombre de réunions
ou de coups de téléphone qu'elle effectue afin
qu'un autre fonctionnaire puisse mesurer son travail. De plus,
la centralisation des décisions demeure la réalité,
même si le discours laisse croire que le gouvernement consulte
abondamment.
Mais ce qui fait vraiment bondir Florence Piron, c'est cette
tendance de l'État à considérer ses administrés
seulement comme des consommateurs de services. "Le citoyen-client
est un citoyen obnubilé par son monde privé et
aveugle à tout ce qui ne le concerne pas directement",
écrit-elle ainsi dans son article. La promotion de la
courtoisie, de la rapidité, de la diligence des fonctionnaires
masquerait selon elle la disparition de valeurs comme la justice
sociale, l'équité, la solidarité, devant
pourtant être prises en charge par l'État. Autrement
dit, elle craint que sous prétexte d'efficacité,
le gouvernement ne laisse de côté une grande partie
des personnes formant la société et oublie le débat
public. Une tendance qui pourrait s'accentuer encore selon elle
avec la réingéniérie tant annoncée,
puisque le gouvernement libéral devrait réduire
les services disponibles.
PASCALE GUÉRICOLAS
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