
Des coups qui portent loin
Une recherche établit un lien entre la
violence subie par les femmes et les comportements sexuels à
risque
Malgré les nombreux messages de prévention visant
à se protéger du virus du sida depuis deux décennies,
une bonne proportion des prostitués des deux sexes et
des toxicomanes restent réfractaires à ces conseils,
et le nombre de victimes féminines de cette maladie ne
cesse d'augmenter. Et si un des moyens de se prémunir
contre ce fléau passait par la prévention de la
violence faite aux femmes et la lutte contre la pauvreté?
Voilà une des étonnantes conclusions d'une étude
menée par plusieurs chercheurs de l'École de service
social de l'Université Laval et du Centre de recherche
interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite
aux femmes (CRI-VIFF), financée par le Fonds québécois
de recherche sur la société et la culture et appuyée
par différents organismes communautaires.
"À ma connaissance, c'est la première fois
qu'une recherche qualitative établit un lien entre la
violence subie par les femmes et les comportements sexuels à
risque, remarque Dominique Damant, chercheure au CRI-VIFF. Nous
avons essayé de comprendre comment la violence pouvait
influer sur la logique d'action des femmes lorsqu'il s'agit de
se protéger du VIH-sida ou des ITS, les infections transmises
sexuellement." Pour mener à bien son étude,
l'équipe dirigée par Germain Trottier, professeur
à l'École de service social, a analysé les
témoignages de 25 femmes vivant dans un univers à
risque. Prostituées, toxicomanes ou prisonnières,
elles ont toutes accepté de raconter leurs expériences
de vie. Des récits bouleversants qui décrivent
de façon criante l'enfer dans lequel sont plongées
ces ombres qu'on croise parfois sur le trottoir en quête
d'un client ou d'une dose de drogue.
Violence exponentielle
Bien sûr, l'équipe de recherche se doutait que
les toxicomanes et les prostituées vivaient de la violence.
Mais l'ampleur de cette violence, tant psychologique que verbale,
sexuelle ou physique, a secoué les chercheurs, ainsi que
sa durée. Dans bien des cas, les femmes témoignent
d'épisodes de violence dès leur plus tendre enfance,
épisodes qui se perpétuent à l'adolescence
puis dans leur vie adulte. "Plusieurs ont été
exposées à l'inceste, à la violence du père
envers la mère, sans parler de la violence subie dans
la rue qu'il s'agisse de viols lorsqu'elles sont "stone"
ou des coups qu'elles reçoivent, précise Dominique
Damant. Le cumul de violence les conduit parfois à la
drogue et à la prostitution. Une d'elles expliquait qu'elle
était tellement habituée à ce que son père,
son frère, les amis de son frère passent sur elle
qu'elle a eu l'idée de se faire payer et de devenir prostituée."
Plongées dans ce monde infernal, ces femmes oublient parfois,
ou décident sciemment, de ne pas se protéger contre
les infections sexuellement transmissibles. L'équipe de
recherche a ainsi identifié quatre situations de non-protection.
D'une part, le viol où elles n'ont évidemment pas
le loisir d'exiger l'utilisation d'un condom, puis la protection
zéro, lors des moments de "dérape". Sous
l'effet de la drogue pendant quelques jours ou quelques semaines,
elles perdent contact avec leur corps, ne se nourrissent plus,
ne se lavent plus, et par conséquent ne pensent pas à
utiliser des seringues propres ou un condom. Par ailleurs, malgré
leur expérience de vie difficile, les femmes interrogées
croient encore au Prince charmant. Volontairement, elles décident
un soir d'avoir des relations sexuelles non protégées
avec un client régulier ou une nouvelle flamme, juste
pour faire confiance à l'amour. Dernier cas de figure,
la protection inconcevable. Plus de 20 ans après la découverte
des modes de transmission du VIH-SIDA, certaines pensent encore
qu'elles ne peuvent tomber malades, et que les personnes d'aspect
sain ne peuvent transmettre cette maladie.
Ces différents résultats vont peut-être aider
les organismes à concevoir une prévention davantage
orientée vers les besoins particuliers des femmes de ce
milieu. "Il faut travailler sur le contexte pour prévenir
la violence, indique Dominique Damant, en accompagnant les femmes
lorsqu'elles vivent des moments de dérape." Selon
elle, l'ouverture d'un lieu où les femmes peuvent manger,
se laver, recevoir du soutien lorsqu'elles prennent de la drogue
pourrait prévenir certains risques. Des organismes réfléchissent
aussi à la mise en place d'une liste de mauvais clients
régulièrement mise à jour afin que les prostituées
se prémunissent contre les individus violents. Enfin,
l'organisme Point de Repères, qui travaille avec les toxicomanes,
prépare actuellement un projet de documentaire donnant
la parole aux femmes interrogées lors de l'étude.
Le message passera peut-être mieux s'il vient de personnes
aux expériences similaires.
PASCALE GUÉRICOLAS
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