
L'ivresse de découvrir
Catherine Ferland a débusqué des
données étonnantes sur l'importance économique
et sociale de l'alcool en Nouvelle-France
Si l'on en croit la recherche menée par Catherine Ferland,
les premiers habitants de la Nouvelle-France ne vivaient pas
que d'eau fraîche. Sa thèse de doctorat, intitulée
"Bacchus au Canada, boissons, buveurs et ivresses en Nouvelle
France, 17ème et 18ème siècle", jette
un regard inédit sur l'importance de l'alcool dans la
vie de la colonie tant au plan économique que social.
En travaillant à partir des registres tenus par l'Intendant
à destination de la métropole et de la correspondance
officielle, sous la direction des professeurs Laurier Turgeon,
chercheur en ethnologie et d'Alain Laberge, directeur du Département
d'histoire, Catherine Ferland a découvert des chiffres
étonnants.
Ainsi, dès le 17ème siècle, les bateaux
en provenance de France acheminent chaque année quelques
centaines de milliers de litres de vin en barrique à Québec.
Un peu plus d'un siècle plus tard, l'importation du fruit
de la vigne a encore grimpé pour s'établir à
plus d'un million de litres autour de 1750, alors que de nombreux
soldats français viennent défendre le territoire
et que la population compte environ 55 000 personnes. S'ajoutent
encore à cela la bière locale et le rhum provenant
des Antilles. "Certaines années, les quantités
d'alcool importé sont si importantes que ce type de marchandise
constitue le premier revenu en taxes au port de Québec,
précise Catherine Ferland. Les prix varient beaucoup également,
puisqu'une barrique qui peut valoir 40 livres au début
du 18ème siècle se négocie1000 livres à
la fin du Régime français!."
La population de Nouvelle-France augmentant peu à peu,
la demande de vin et d'eau-de-vie se fait en effet plus forte.
De plus, avec les attaques de corsaires dans le Golfe Saint-Laurent
et la Guerre de sept ans en Europe, les bateaux n'arrivent pas
toujours à bon port, ce qui fait bien évidemment
grimper les prix. Du coup, de nombreux habitants se tournent
vers la production locale de cidre et de bière d'épinette.
Une partie de la population consomme également en grande
quantité du rhum en provenance des Antilles que ramènent
à Québec les navires chargés de sucre provenant
des colonies françaises.
Les ravages de l'alcool
Tout cet alcool importé ou produit localement a parfois
des effets dévastateurs sur la société en
émergence en Nouvelle-France, en particulier chez les
Amérindiens. "Dans certains villages algonquins,
l'alcool fait des ravages à cette époque, explique
la chercheure, les beuveries pouvant durer trois ou quatre jours
d'affilée. Les Jésuites rapportent des cas de violence
extrême et remarquent aussi que l'alcoolisme brise les
assises sociales car les jeunes n'ont plus de respect pour les
anciens." Dans sa thèse, l'historienne explore plusieurs
hypothèses pouvant expliquer la grande fascination des
Amérindiens pour "l'eau de feu", notamment celle
de l'aventure mystique. En fait, de nombreuses nations auraient
tenté de trouver une réponse aux nouveaux problèmes
que leur posait la cohabitation avec les Blancs en recherchant
l'état de rêve éveillé que produit
l'alcool, un état proche des expériences divinatoires.
Bien évidemment, cette consommation à outrance
d'alcool ne fait pas l'affaire des dirigeants de la colonie en
constante quête de peaux. Il leur faut des coureurs des
bois en forme pour rapporter des fourrures et défendre
le territoire et non des lavettes alcooliques! En fouillant dans
les textes de loi de l'époque, Catherine Ferland a eu
la surprise de constater qu'un grand nombre de règlements
concernaient la consommation d'alcool chez les Amérindiens.
"Il peut s'agir parfois d'amendes imposées aux Canadiens
français qui tentent de vendre de l'alcool aux Amérindiens
avant qu'ils n'arrivent aux postes de traite officiels, ou de
l'interdiction d'ivresse pour les autochtones", précise
la chercheure.
Sa thèse, qu'elle soutiendra en mars, aborde également
la question des nombreux cabarets de la ville de Québec
et de la circulation de l'alcool au sein de la colonie. Consciente
du caractère inédit de nombreuses données,
Catherine Ferland a déjà entrepris des démarches
auprès d'éditeurs afin que sa recherche déborde
le strict public universitaire, et soit publiée. Elle
compte bien également poser sa candidature au poste de
professeur qui s'ouvre bientôt au Département d'histoire.
Justement, on y recherche un ou une spécialiste en histoire
de la Nouvelle-France
PASCALE GUÉRICOLAS
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