LE COURRIER
Les foudres du juge Auclair
Cette fois-ci, nous n'avons pas eu droit à notre exemplaire
du bulletin de l'Association pour le soutien et l'usage de la
langue française (ASULF). Habituellement, M. Robert Auclair,
son président, nous le fait parvenir gracieusement. Pourquoi
nous avoir oubliés? Peut-être parce qu'on y prononce
un jugement contre le Trésor de la langue française
au Québec. En effet, l'ASULF commente longuement la réplique
que nous avons donné, Steve Canac-Marquis et moi, à
Mme Marie-Éva de Villers pour sa critique des québécismes
que nous avons fait inclure dans Le Petit Larousse 2004 (voir
Le Soleil, 8 septembre 2003). C'est son droit, mais la
plaidoirie de M. Auclair est de l'ordre de l'opinion, non pas
de la démonstration. Rappelons simplement ici que nous
reconnaissons l'utilité du dictionnaire de Mme de Villers
pour les questions de grammaire, mais nous estimons que son évaluation
des québécismes ne repose pas sur une recherche
sérieuse. Notre point de vue est précisé
dans un article que vient de publier la revue Québec
français (hiver 2004).
M. Auclair écrit : "Il va de soi que l'usage soit
la règle dans un pays normal au point de vue linguistique",
mais "il saute aux yeux que le Québec n'est pas,
au point de vue linguistique, un pays normal". C'est à
partir de telles prémisses qu'on dénie aux Québécois,
qui parlent le français depuis quatre siècles,
la compétence de juger de leurs particularités
de langage. Pour notre part, nous croyons qu'il est temps d'adopter
sur ce point une attitude raisonnable en commençant par
un examen objectif des faits. C'est pourquoi nous luttons pour
que s'impose (enfin!) une approche qui soit basée sur
autre chose que les préjugés, les à-peu-près,
la peur même (personne ne va nous comprendre!), bref pour
que nous sortions pour de bon de la Grande Noirceur qui revient
périodiquement obscurcir nos débats sur la langue.
Prenons un exemple, soit la locution s'objecter à
au sens de "s'opposer à", que M. Auclair nous
reproche d'avoir employée. Cette locution a été
condamnée par d'autres que lui, mais sans justification
convaincante. Les deux seules raisons invoquées sont que
cette façon de dire n'a pas cours en France (c'est vrai!)
et qu'elle viendrait de l'anglais (c'est ce que déclare
le Multi). Sur quelle analyse repose donc la seconde affirmation?
Ne s'est-on pas rendu compte que l'emploi pronominal de ce verbe
n'existe tout simplement pas en anglais? Par ailleurs, on trouve
en français objecter à ou objecter à
ce que, par exemple chez Julien Gracq (cité dans Trésor
de la langue française, Nancy-Paris) : "Le contingent
d'Ortello retombe à notre charge. Orsenna ne peut objecter
à ce qu'on l'emploie utilement". Enfin, le verbe
pouvait accepter la construction pronominale au XIXe siècle,
au sens de "s'opposer à soi-même des difficultés"
(Larousse 1866). Conclusion? Le verbe pronominal s'objecter
ne vient sûrement pas de l'anglais, et divers indices suggèrent
une filiation française de l'emploi qu'en font les Québécois.
L'opinion des auteurs de manuels correctifs n'est pas sans intérêt,
mais elle vaut peu de chose quand elle n'est pas étayée.
Sur ce plan, le linguiste Jean Darbelnet, dont M. Auclair reconnaît
la compétence, avait donné l'exemple. À
propos de s'objecter, qu'il ne conseillait pas, il écrivait
tout de même ceci: "Il faut reconnaître cependant
qu'il a une valeur pittoresque, qu'il correspond assez bien,
par sa structure et sa sonorité, à un mouvement
de protestation. Logiquement, il pourrait aussi se justifier
si l'on considère que celui qui proteste se jette au devant
de ce qu'il veut empêcher, 'se met en travers', comme on
dit familièrement." (L'Enseignement secondaire,
1966). Pour ce qui est de la prise en compte de l'usage, nous
accordons un crédit plus important aux personnes qui se
soucient de la qualité de leur parler et de leur écriture,
sans exiger qu'elles soient nées en France. En l'occurrence,
s'objecter à se trouve sous la plume d'éditorialistes
et de bons journalistes de chez nous, comme Nathalie Petrowski
et Lysiane Gagnon. Les Québécois n'ont-ils pas
voix au chapitre?
M. Auclair rejette du revers de la main le travail d'un linguiste
dont le dossier, qu'il n'a peut-être même pas vu,
a convaincu le comité compétent de l'OQLF de valider
le mot détour dans le vocabulaire des transports.
Quel est l'argument invoqué? Ce linguiste serait "un
tenant de l'école du Trésor de la langue française".
Nous aimerions croire que le président de l'ASULF se prononce
sur des dossiers plutôt que sur les personnes qui les préparent.
Pour notre part, nous ne dirons certainement pas que l'action
de son association est inutile. Nous sommes d'ailleurs convaincus
que ses membres luttent avec sincérité pour la
cause du français au Québec. Nous déplorons
cependant l'attitude belliqueuse de cet organisme, qui braque
les gens plutôt que de les convaincre.
La bonne volonté ne suffit pas pour faire le bien, surtout
dans le domaine de la langue. Il faut notamment s'astreindre
à des recherches qui requièrent beaucoup de temps
et de patience. Avant de tonner contre ceux qui ne pensent pas
comme lui, M. Auclair pourrait essayer de bien saisir leur message.
Peut-être s'en ferait-il à la longue des alliés.
Dans cette optique, nous invitons l'ASULF à nous faire
part d'avis qui soient mieux fondés dans l'évaluation
qu'elle fera de l'édition 2005 du Petit Larousse. Elle
aura de la matière à se mettre sous la dent : le
nombre des québécismes y sera augmenté de
façon significative.
CLAUDE POIRIER
Trésor de la langue française au Québec
Université Laval
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