
Irak: "Je tue et je soigne"
L'étudiant-chercheur Valéry Ridde
dénonce la direction qu'a prise la réorganisation
des soins de santé dans ce pays dévasté
Valéry Ridde est inquiet. En mai dernier, dans le cadre
d'une mission d'Aide médicale internationale - une organisation
non gouvernementale (ONG) française -, l'étudiant-chercheur
de la Faculté de médecine a passé trois
semaines à Bagdad et dans cinq provinces au Sud de la
capitale pour évaluer les besoins en santé de ce
pays dévasté. Il y a vu le chaos: des hôpitaux
et des centres de santé détruits, brûlés
et pillés. "Tout a été pris, depuis
le matériel médical jusqu'aux lits des patients.
L'ensemble du programme irakien de prise en charge des malades
était en arrêt complet. Un ami m'a raconté
que lorsqu'il est arrivé dans un hôpital pour patients
tuberculeux multirésistants, il ne restait plus que cinq
ou six malades, couchés par terre. Les dizaines d'autres
qui y étaient soignés avaient disparu. Quand on
sait qu'une personne infectée peut en contaminer 15 autres
par an..."

Que le système de santé soit en ruine après
des années d'embargo économique et des semaines
de guerre va presque de soi. Qu'on en confie la reconstruction
aux forces armées américaines, par l'entremise
du Bureau de la reconstruction et de l'aide humanitaire, en est
une autre que Valéry Ridde ne pouvait passer sous silence.
C'est pourquoi il a décidé d'alerter l'opinion
scientifique internationale en publiant, dans un récent
numéro du Journal of Epidemiology and Community Health,
un éditorial dans lequel il dénonce le processus
actuel d'aide humanitaire en Irak.
Occupation et aide humanitaire
Le processus de reconstruction du système de santé
irakien souffre de confusion des genres, estime Valéry
Ridde. "Une armée d'occupation ne devrait pas se
mêler d'aide humanitaire. Les Américains ont fait
le même coup en Afghanistan alors qu'ils larguaient des
bombes mais aussi des rations alimentaires du haut des airs.
Agir ainsi entretient la confusion: je tue et je soigne. À
chacun son métier." Le gouvernement américain
ajoute à l'imbroglio en n'étant aucunement transparent
dans le processus de reconstruction, en privilégiant les
ONG enrégimentées (à la façon des
journalistes qui couvraient la guerre) et en voulant contrôler
tout le processus sans en donner la responsabilité aux
Irakiens, ajoute-t-il.
L'étudiant-chercheur blâme également les
ONG qui se prêtent au jeu des Américains. "Avant
la guerre de 2003, poursuit-il, il y avait quelques rares ONG
qui oeuvraient en Irak. À la fin du conflit, des centaines
d'ONG américaines et britanniques - incluant des firmes
de consultants- sont débarquées pour avoir leur
part du gâteau. Ces ONG ont reçu beaucoup d'argent,
mais elles ont l'obligation de collaborer avec les forces d'occupation,
ce qui mine leur indépendance et va à l'encontre
de leur code d'éthique. Accepter de l'argent de l'Agence
américaine de développement international (USAID)
ne signifie pas la même chose lorsqu'on collabore avec
l'armée d'occupation, lorsque l'argent est donné
par une personne en uniforme de combat et que l'on agit comme
un contracteur qui répond à ses demandes. Les ONG
ont l'obligation de conserver un esprit critique face à
la reconstruction de l'Irak par une force d'occupation et face
à l'importation du modèle biomédical occidental."
Vox populi
L'actuel processus de reconstruction est inadéquat,
juge-t-il. Dans un contexte d'après-guerre, il est nécessaire
de coordonner l'aide, mais aussi de favoriser la prise en charge
des institutions par les individus, les communautés et
les organisations. "L'Irak n'est ni l'Afghanistan, ni l'Afrique
de l'Ouest. Les gens sont très bien éduqués
et ils possèdent les compétences nécessaires.
Les ressources humaines sont là, mais encore faut-il leur
faire confiance et leur donner l'opportunité de reconstruire
le pays. Il faut que la population et les organisations irakiennes
soient conscientes qu'elles ont le choix et qu'il leur appartient
de décider de leur sort. Être en mesure d'agir ainsi
n'est sans doute pas la culture qui est véhiculée
dans les écoles militaires."
Valéry Ridde plaide en faveur d'une approche participative,
qui part des besoins exprimés par la base et qui prend
en considération les capacités, les valeurs et
les croyances de la population. Il reconnaît toutefois
que la démocratie participative a des racines bien peu
profondes en sol irakien. "Justement, profitons de ce moment
fort pour permettre l'empowerment de la population en
favorisant sa participation. Si la communauté internationale
ne veut pas revoir des dictateurs arriver au pouvoir, elle doit
montrer au peuple irakien qu'il existe une autre façon
de gouverner."
JEAN HAMANN
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