Permis de satire
En Roumanie, on rit comme les Roumains
Adolescente lors de la chute du régime Ceaucescu en
Roumanie, en 1989, Adriana Dudas a suivi avec exaltation et un
immense espoir les changements qui ont suivi dans son pays. Comme
beaucoup de ses compatriotes, elle a dévoré les
nouveaux journaux se lançant à l'assaut d'un marché
désormais libre et, tout naturellement, la jeune fille
a commencé à s'intéresser aux dessins satiriques
de ces publications. Les caricatures constituent d'ailleurs le
sujet de son mémoire de maîtrise. Installée
depuis trois ans à Québec, elle a décidé
de pousser plus loin sa recherche en y consacrant son doctorat
en science politique, sous la direction d'Anne-Marie Gingras,
afin notamment d'inclure l'analyse esthétique des caricatures
et leur réception dans le public.
En réalisant des entrevues avec plusieurs dessinateurs
de presse, Adriana Dudas a rapidement compris que leur travail
avait évolué, mais qu'ils faisaient toujours face
à des contraintes. Bien sûr, les caricaturistes
ne risquent plus leur vie aujourd'hui en égratignant les
puissants, mais ils ne disposent pas pour autant d'une liberté
totale, loin de là. "Les rapports de pouvoir demeurent
très forts, explique l'étudiante. Certains journaux
imposent les sujets de caricature et la façon de les traiter.
Par exemple, même si la corruption constitue un sujet majeur
actuellement en Roumanie, bien des patrons de presse refusent
que les personnes soient caricaturées, et privilégient
la caricature de situation." La jeune fille explique cette
complaisance éditoriale essentiellement par des raisons
économiques, car les grands journaux appartiennent souvent
à des magnats proches du pouvoir politique. Parfois, aussi,
certains patrons de presse préfèrent caresser les
politiciens dans le sens du poil pour éviter le paiement
des taxes frappant la presse.
La philosophie au service de la dérision
Plusieurs publications, dont Academia Catavencu ,
un journal offrant des ressemblances avec le Canard enchaîné
français, parviennent toutefois à se moquer des
travers des uns et des autres, sans négliger la religion
- un domaine que de nombreux journaux et magazines évitent
soigneusement de traiter. "Les caricatures de cet hebdomadaire
sont très cyniques et satiriques, remarque Adriana Dudas.
Souvent, les dessins traitent des relations entre le sexe et
la politique en associant le pouvoir viril à la puissance
politique." Par ailleurs, rompus pendant des décennies
à l'art de se moquer du régime sans y laisser leur
peau, les caricaturistes roumains ont développé
un style particulier leur permettant d'échapper aux censeurs.
Nombre de caricatures sans texte et à haute saveur philosophique
ont gagné des prix internationaux, et plusieurs dessinateurs
perpétuent aujourd'hui cette tradition.
Une fois le cadre théorique de sa thèse dressé,
l'étudiante en science politique entend maintenant analyser
un groupe de caricatures parues pendant six mois et les soumettre
aux commentaires d'une cinquantaine d'étudiants roumains
en sociologie et peut-être aussi de professeurs. "Je
voudrais comprendre si le message du caricaturiste passe et surtout
de quelle façon, indique Adriana Dudas. Cela m'intéresse
de voir comment se forment les représentations sociales
de la corruption, du système de santé, de l'éducation
à travers les caricatures, mais aussi la persistance de
mythes sur le communisme ou sur le sentiment nationaliste."
La jeune Roumaine se donne un peu plus d'un an pour terminer
ses recherches, tout en ne sachant pas encore pour l'instant
si les grands vents de l'Est la ramèneront un jour dans
sa patrie d'origine.
PASCALE GUÉRICOLAS
|