
L'Amérique la tue
Kristina Borjesson dénonce les silences de la presse
américaine sur la guerre en Irak
Kristina Borjesson ne mâche pas ses mots lorsqu'il s'agit
de dénoncer la loi du silence qui sévit selon elle
dans la presse américaine à propos du conflit en
Irak. Dans le cadre d'une conférence présentée
jeudi dernier par l'Institut québécois des hautes
études internationales, en collaboration avec le Département
d'information et de communication, elle a dressé un tableau
plutôt démoralisant de la situation des médias
de son pays devant un large auditoire fort attentif. L'ancienne
journaliste de CBS et de CNN sait de quoi elle parle puisque
l'an dernier elle a dirigé un ouvrage sur la censure,
intitulé Black List: quinze grands journalistes américains
brisent la loi du silence (Éditions Les Arènes)
Des informations, des faits sur la censure subie par les journalistes
depuis l'arrivée au pouvoir de l'administration Bush,
la conférencière en a plein sa besace. "Chez
Fox News, raconte-t-elle, les responsables reçoivent des
mémos pour leur suggérer le traitement à
donner aux informations et quel reportage privilégier".
Et la journaliste de rappeler ces images jamais diffusées
car on y voyait des enfants irakiens blessés à
l'hôpital. Cette attitude très frileuse des grandes
chaînes de télévision américaines
a eu pour effet, selon elle, de présenter l'intervention
américaine comme un jeu vidéo, où la laideur
de la guerre n'apparaît jamais à l'écran.
De plus, la télévision américaine se réfère
uniquement aux sources officielles à propos de la guerre
en Irak, calquant son discours sur celui de la Maison blanche,
sans aucun esprit critique. La conférencière a
d'ailleurs cité les propos d'une productrice employée
par le plus important réseau radiophonique du pays qui
reconnaissait avoir reçu des consignes très précises
pour ne pas donner la parole aux opposants à la guerre.
Quel quatrième pouvoir?
De leur côté, les journalistes ont tout intérêt
à suivre le courant car ceux qui dérogent à
cette ligne de conduite se voient refuser l'accès aux
représentants de l'État, et même attaqués
personnellement durant les conférences de presse. De toute
façon, reconnaît Kristina Borjesson, le quatrième
pouvoir ne fait pas le poids face aux puissants lobbies et aux
instituts de "think-thank". "La compétition
est vraiment inégale, précise-t-elle. Ils vont
à 500 milles à l'heure et nous à 50 milles."
Interrogée sur le rôle des écoles de journalisme
face à cette censure généralisée,
la conférencière indique que ces institutions se
divisent en deux camps, l'un proche du pouvoir et l'autre davantage
dissident. Elle donne d'ailleurs un conseil étonnant aux
étudiants attirés par le journalisme d'enquête:
"Pour vraiment réaliser de bonnes enquêtes,
il faut passer dix ou quinze ans dans un secteur pour bien le
connaître ou suivre un entraînement pour le FBI ou
la CIA. Pour saisir les subtilités du blanchiment d'argent
ou les réseaux internationaux de narcotrafiquants, on
doit comprendre comment fonctionnent les criminels."
C'est d'ailleurs la collusion de plus en plus évidente
entre le pouvoir et les intérêts financiers qui
l'inquiète le plus. À l'entendre, le cas de Berlusconi
en Italie donne un sérieux avertissement, car les grands
réseaux de télévision appartiennent désormais
à des entreprises davantage désireuses de réaliser
de mirobolants profits que de rendre compte de la situation sur
le terrain. À son auditoire québécois, elle
rappelle d'ailleurs que ce phénomène ne se limite
pas aux États-Unis. "Notre présent pourrait
être votre avenir", lance-t-elle, en invitant les
uns et les autres à multiplier leurs sources d'information.
PASCALE GUÉRICOLAS
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