
Trop de bébés disparus
Des chercheurs du CIEQ se sont transformés
en détectives pour étudier la situation de l'enfance
à Québec entre 1850 et 1950. Les premiers résultats
font frémir.
Attention! âmes sensibles s'abstenir. La description de la
mutation et de l'institutionnalisation de l'enfance à
Québec de la moitié du 19e siècle à
la moitié du 20e siècle a de quoi faire dresser
les cheveux sur la tête: surmortalité infantile,
conditions d'insalubrité extrême, système
de santé public inexistant, un groupe de chercheurs du
Centre interuniversitaire d'études québécoises
(CIEQ) s'intéressant à ce passé tout récent
va de découverte en découverte depuis un peu plus
d'un an.
Bien peu de recherches ayant été effectuées
sur le sujet, Johanne Daigle, professeure au Département
d'histoire, Richard Marcoux et André Turmel, professeurs
au Département de sociologie, et Thérèse
Hamel, vice-doyenne à la Faculté des études
supérieures, doivent presque se transformer en détectives
pour résoudre des questions aux allures d'énigmes
historiques. Afin de découvrir, par exemple, quelles raisons
expliquent la portion congrue du budget municipal consacré
à la santé, ou pourquoi les enfants des Canadiens
français mouraient davantage que ceux des autres communautés
habitant la cité.
À Québec, en 1915, on enregistrait 240 décès
de bébés de moins d'un an pour 1 000 naissances,
alors qu'à la même époque Calgary, qui comptait
à peine un peu moins d'habitants, déplorait un
taux de mortalité de 103 décès de bébés
pour 1000, contre 196 à Montréal qui affichait
un taux presque similaire à celui en vigueur à
Bucarest, en Roumanie en 1914. Bien évidemment, l'appartenance
à telle ou telle classe sociale constituait un facteur
déterminant, les taux de mortalité étant
effroyablement plus élevés dans les quartiers ouvriers
comme Saint-Malo (312 décès pour 1 000 naissances),
qu'en Haute ville de Québec où demeuraient les
gens plus aisés (50 décès pour 1 000 naissances).
Les chercheurs du CIEQ ont eu la surprise de constater qu'à
conditions économiques semblables, les enfants des familles
catholiques canadiennes françaises succombaient davantage
que la progéniture des Irlandais catholiques.
Des bébés moins allaités
Pour l'instant, les chercheurs s'interrogent encore sur les
causes de ce phénomène. Cependant, comme le précise
André Turmel, l'examen des rapports d'activité
du Bureau d'hygiène de la Ville de Québec pourraient
permettre d'avancer quelques hypothèses. "Les médecins
expliquent qu'un grand nombre de Québécoises n'allaitent
pas leur bébé et ont recours au biberon, ce qui
peut causer beaucoup de mortalité infantile à cette
époque", indique le sociologue. Selon certains documents,
seulement 25 % des Canadiennes françaises nourrissent
leur enfant au sein à la fin du 19e siècle ou au
début du 20e siècle, une proportion relativement
faible comparé aux autres groupes de la population et
qui demeure pour l'instant inexpliquée.
Pour alimenter les nourrissons, les parents utilisent des bouteilles
en verre munies de longs tubes de caoutchouc offrant l'avantage
de permettre à l'enfant de s'alimenter tout seul. Par
contre, ce type de biberon reste très difficile à
nettoyer, en particulier à une époque où
la vaste majorité des citoyens ignorent la présence
des microbes. Rien d'étonnant dans ces conditions que
la diarrhée fasse des ravages chez les nourrissons, d'autant
plus qu'ils boivent du lait de vache pas encore pasteurisé.
Sans parler bien entendu des conditions d'insalubrité
des logements qu'ils habitent avec leur famille, Québec
ressemblant à une ville comme Calcutta pour ses conditions
d'hygiène, si l'on en croit les descriptions des hygiénistes
de l'époque. Dans les quartiers populaires, les vaches,
les cochons et les poules vivent dans les arrière-cours
avec les poubelles, et les citoyens jettent régulièrement
leurs rebuts dans la rivière Saint-Charles, non loin des
prises d'eau.
Pas de budget pour l'hygiène
Que font les autorités municipales pour combattre
l'insalubrité? Apparemment pas grand chose constate Johanne
Daigle, qui remarque que le Bureau d'hygiène de Québec
dispose d'un budget très faible. "Rapport après
rapport, les médecins réclament une aide de la
Ville, mais rien ne se passe, explique la chercheuse. Il faut
attendre 1965 pour la mise en place de la première division
d'hygiène maternelle et infantile à Québec,
ce qui est très tard par rapport aux autres villes."
Cependant, des dames patronnesses, appuyées par le clergé,
tentent d'éduquer les mères de façon bénévole
en leur enseignant les rudiments de l'hygiène. Marie-Ève
Normandeau, étudiante à la maîtrise, effectue
d'ailleurs actuellement des recherches sur ce réseau des
"Gouttes de lait" à Québec au début
du 20esiècle, une association prônant notamment
l'allaitement maternel et l'utilisation d'un lait pur.
Bien des questions demeurent encore à résoudre
avant que les chercheurs puissent dresser un portrait de l'enfance
à Québec il y a quelques décennies. Le groupe
du CIEQ compte beaucoup sur la collaboration des institutions
religieuses pour avoir accès à des archives inédites
permettant notamment d'en savoir davantage sur les orphelinats
qui accueillaient de nombreux enfants ayant ou non perdu leurs
parents. Bien des familles pauvres confiaient en effet leur progéniture
aux surs pour qu'elles les élèvent, et la trace
de leur passage demeure enfouie dans les archives des couvents.
Une histoire à suivre.
PASCALE GUÉRICOLAS
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