Des noms pour vos fantômes
Richard Marcoux et Marc St-Hilaire mettent sur
pied un laboratoire de démographie urbaine unique au Québec
Les anciens résidants du coquet appartement que vous
occupez élevaient-ils des cochons ou fabriquaient-ils
des chaussures? Dans quel quartier de Québec vivaient
les Tremblay en 1890? Grâce aux recherches menées
par l'équipe dirigée par Richard Marcoux, professeur
au Département de sociologie, et Marc St- Hilaire, professeur
au Département de géographie, les citoyens actuels
du centre-ville de Québec sauront bientôt tout des
personnes qui habitaient sous leur toit entre 1850 et 1901.
Les deux chercheurs rattachés au Centre interuniversitaire
d'études québécoises (CIEQ) s'affairent
en effet à mettre sur pied un laboratoire de démographie
urbaine unique au Québec. La base de données en
préparation utilise des informations provenant aussi bien
des recensements que du rôle d'évaluation ou encore
des archives de congrégations religieuses.
Aidés par une vingtaine d'étudiants, les deux chercheurs
ont saisi les données de six recensements réalisés
entre 1851 et 1901, en utilisant les documents originaux remplis
par les recenseurs, ce qui permet de récolter de précieux
renseignements sur le lieu d'origine des habitants de Québec,
leur profession, leur religion, certains de leurs biens. "C'est
un peu fou de se lancer dans une aventure comme ça, reconnaît
volontiers Marc St Hilaire, car il faut valider les données
au passage. Une veuve âgée de trois ans, cela paraît
peu plausible." Les chercheurs disposent donc désormais
d'une banque de noms d'environ 450 000 personnes ayant habité
Québec dans la deuxième moitié du 19e siècle.
Certains de ces noms se retrouvent dans plusieurs recensements
car la ville compte entre 57 000 résidents en 1861, et
68 000 en 1901.
Une ville en mutation
En utilisant ce matériel de première main,
le sociologue et le géographe ont découvert des
phénomènes démographiques qui avaient échappé
aux historiens. On savait déjà que la population
se francisait à cette époque, mais peut-être
pas qu'elle perdait 80 % de ses citoyens entre 1871 et 1901.
Confrontés au départ de la garnison en 1871, et
surtout au déplacement des activités portuaires
et commerciales vers Montréal, les Britanniques protestants
et les Irlandais catholiques s'en vont, mais aussi les trois
quarts des Canadiens français. Encore plus surprenant,
le nombre de citoyens reste pratiquement inchangé car
des arrivées massives de ruraux en provenance de la Côte-du-Sud,
de Charlevoix, de Portneuf et de la Beauce, compensent les très
nombreux départs. "La ville de Québec actuelle,
très francophone, naît entre 1860 et 1910",
remarque Richard Marcoux,.
Peu à peu, la ville s'industrialise mais la transition
vers l'usine s'effectue plus lentement qu'ailleurs. Les associations
d'artisans opposent en effet une farouche résistance à
l'arrivée des manufactures de grande dimension orientées
vers la confection ou la production de chaussures. Cette prédominance
du travail en atelier explique peut-être un autre phénomène
mis en lumière par les deux chercheurs du CIEQ, à
savoir le fort taux de fécondité des citoyennes
de Québec dans la deuxième moitié du 19esiècle.
Ces dernières ont davantage d'enfants que leurs contemporaines
de Montréal, Sherbrooke, Saint-Hyacinthe, qu'elles habitent
en basse-ville ou en haute-ville, qu'elles viennent de la campagne
ou de la ville.
"Le mode de production repose sur la famille, avance Richard
Marcoux. Le travail des enfants avec les femmes au sein des ateliers
familiaux explique peut-être le taux de fécondité
plus élevé des habitantes de Québec, ainsi
que le faible taux de scolarisation." En comparant les données
du recensement avec les dossiers d'élèves d'une
école comme l'Académie commerciale, l'équipe
de recherche a ainsi constaté qu'une bonne partie de leurs
élèves ne provenait pas des familles résidant
dans la ville même, mais de la bourgeoisie rurale des alentours.
"Le nom et le prénom constituent une véritable
clef pour se promener d'une source d'information à l'autre",
constate Richard Marcoux.
Où sont les Tremblay?
Le croisement de données permet aussi de suivre le
déplacement des populations au sein même de la ville.
Par exemple, si en 1871 la majorité des juifs demeurent
concentrés autour de la synagogue, dans le Vieux-Québec,
en 1901 le groupe se déplace massivement non loin du nouveau
temple dans le quartier Saint-Roch et de la rue Saint-Joseph
alors en pleine explosion commerciale. Les Tremblay, peu nombreux
à la moitié du 19e siècle, s'éparpillent
pour leur part dans l'ensemble de la ville au tournant du 20è
siècle, ainsi que les Lachance provenant de la Côte-du-Sud
ou les Boivin de Charlevoix.
Toutes ces données intéressent bien sûr grandement
la Société de généalogie de Québec
qui collabore avec les chercheurs pour la saisie des données
de recensements. Dans quelques semaines, le lancement d'un cédérom
sur les recensements de 1851, de 1871, et de 1901 comblera les
appétits des généalogistes, ainsi que ceux
des historiens ou des amateurs de démographie historique.
Richard Marcoux et Marc St-Hilaire souhaitent également
rendre leurs recherches davantage accessibles à l'occasion
des célébrations des 400 ans de Québec,
en proposant peut-être une exposition historique virtuelle.
PASCALE GUÉRICOLAS
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