Des appels dans la nuit
L'agitation verbale des déments pourrait être
une façon de communiquer lorsque le verbe se tarit
Vide. Il n'y a pas d'autres mots pour décrire le regard
des personnes âgées gravement frappées par
des maladies comme l'Alzheimer. Vide aussi, en partie du moins,
le sanctuaire de souvenirs du père, de la mère,
de l'être aimé. Peut-on dire vides pour autant les
propos à peine intelligibles des mêmes malades lorsqu'ils
perdent peu à peu l'usage de la parole et de la raison?
Philippe Landreville ne le croit pas. "La croyance populaire
est que les patients atteints de démence sont déconnectés,
qu'ils ne peuvent avoir de vie intérieure et qu'ils ne
peuvent communiquer leurs besoins, reconnaît le professeur
de l'École de psychologie. Je crois qu'il ne faut pas
prendre pour acquis que ces personnes n'essaient pas de communiquer.
Au contraire, il faut présumer qu'elles essaient de nous
dire quelque chose, un désir, une souffrance physique
ou morale, qu'elles ont chaud ou froid, qu'elles ont faim ou
soif, ou tout simplement qu'elles voudraient un peu d'attention."
Pas facile de prouver que ces plaintes, ces cris, ces injures,
ces grognements et ces phrases répétées
inlassablement sont des messages lancés depuis le seuil
de la raison. Philippe Landreville et ses collègues Évelyne
Matteau, Louis Laplante et Christian Laplante ont tout de même
tenté le coup. Les résultats qu'ils rapportent
dans un récent numéro de l'American Journal
of Alzheimer's Disease and Other Dementia ne prouvent pas
hors de tout doute leur audacieuse hypothèse, mais ils
ne la contredisent pas non plus.
En collaboration avec le personnel soignant de six centres d'hébergement,
les chercheurs ont étudié la fréquence des
manifestations d'agitation verbale chez 59 patients atteints
de démence, en fonction de la gravité de leurs
limitations langagières. "Notre hypothèse
est que ces comportements ne surviennent pas au hasard, mais
bien pour communiquer un besoin, explique Philippe Landreville.
Si c'est bien le cas, les personnes les moins capables de communiquer
par le langage devraient manifester plus d'agitation verbale."
La nouvelle frontière
C'est effectivement ce que révèlent leurs observations.
La fréquence d'agitation verbale est 50 % plus élevée
dans le groupe des personnes dont les fonctions langagières
sont très limitées. De plus, ces mêmes patients
ont un "répertoire" d'agitation verbale plus
varié que le groupe ayant mieux conservé la capacité
de communiquer par le langage. Les différences entre les
deux groupes ne sont pas spectaculaires, mais elles concordent
avec l'hypothèse que l'agitation verbale signifie quelque
chose du point de vue des personnes démentes, concluent
les chercheurs. "Nos résultats n'excluent pas la
possibilité que ce comportement soit causé par
une détérioration de l'état des patients
plus gravement atteints, admet toutefois Philippe Landreville.
Mais ils ne nous donnent aucune raison de croire qu'ils n'essaient
pas de communiquer quelque chose."
Que faire alors lorsque des patients sont en proie à un
épisode d'agitation verbale? "Ce comportement est
souvent considéré comme perturbateur dans les centres
d'hébergement, de sorte que le personnel tente de l'éteindre,
souvent à l'aide de médicaments. Nos résultats
disent qu'il faudrait plutôt prendre comme point de départ
qu'il y a une tentative de communication, qu'il faut déterminer
ce qui déclenche et accentue l'agitation verbale et qu'il
faut essayer de comprendre ce qui se cache derrière",
propose Philippe Landreville.
Le chercheur ne s'étonnerait pas que des préposés
aux bénéficiaires accueillent avec scepticisme
l'interprétation qu'il donne à ce qu'eux considèrent
comme du délire. "Par contre, plusieurs de ceux à
qui j'en ai parlé se sont montrés très ouverts
à l'idée. Ils comprennent que la qualité
de vie des patients est en jeu."
La question est d'autant plus importante qu'elle n'est pas transitoire.
"Avec le vieillissement de la population, le nombre de personnes
qui souffriront de démence ira en grandissant, constate
Philippe Landreville. On connaît peu de choses sur l'origine
de ce problème et il n'existe pas encore de solutions.
C'est la nouvelle frontière dans ce domaine."
JEAN HAMANN
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