Une nouvelle morale?
La littérature jeunesse doit respecter
certains codes pour poursuivre sa forte expansion au Québec
Même si un roman québécois vendu sur trois
appartient désormais à la littérature jeunesse,
ce domaine culturel demeure relativement peu étudié
par les chercheurs. Des recherches récentes menées
par deux étudiants de l'Université corrigent cette
lacune et apportent un peu d'éclairage sur ce phénomène
littéraire en pleine expansion. Jean-Denis Côté
souligne dans sa thèse de doctorat la portée didactique
de cette littérature qui se présente pourtant sous
des traits ludiques, tandis que Simon Boulianne s'attaque, dans
son mémoire de maîtrise, au roman policier pour
la jeunesse.
Non seulement Jean-Denis Côté fait preuve d'innovation
en s'intéressant à un genre littéraire souvent
négligé, mais de surcroît il aborde cette
question d'une façon originale en l'étudiant à
la fois d'un point de vue littéraire et d'un point de
vue sociologique. Premier constat du chercheur, codirigé
par les professeurs Andrée Fortin en sociologie et Aurélien
Boivin en littératures: la littérature actuelle
pour la jeunesse ne jouit pas d'une liberté sans entraves
et reste profondément marquée par le didactisme
en vigueur depuis le début du 20e siècle au Canada
français.
"Les premiers romans pour la jeunesse vers 1923, jusqu'à
ceux publiés en 1980, présentent le point de vue
de l'adulte et véhiculent des valeurs chrétiennes
et patriotiques, raconte Jean-Denis Côté. Puis,
selon une thèse développée par l'écrivaine
Dominique Demers, les auteurs jeunesse abandonnent le didactisme
pour le ludisme et font une large place au divertissement."
Or l'analyse des neuf romans que le jeune homme a choisis pour
leurs qualités littéraires montre clairement que
malgré les jeux de mots et l'humour dont ils usent abondamment,
les écrivains profitent souvent de leurs récits
pour transmettre aux lecteurs des valeurs non plus chrétiennes
comme anciennement, mais humanistes, en écrivant leurs
récits au "je". Les uvres d'auteurs comme Denis
Côté, Jean-Michel Schembré, Louis Gosselin
et Maryse Pelletier peuvent ainsi se regrouper sous l'étiquette
de "romans de formation" car leur structure comprend
de nombreuses similarités. Dans ces romans d'apprentissage,
un héros adolescent entreprend une quête et prend
conscience du monde dans lequel il vit. Renonçant aux
valeurs auxquelles il adhérait autrefois, il en adopte
de nouvelles, souligne Jean-Denis Côté, "valeurs
qui peuvent parfois concerner le risque de la déshumanisation,
de la réification de l'être en raison de la robotisation
et du capitalisme à outrance, comme dans Le cycle des
Inactifs de Denis Côté".
Censure ou autocensure?
Deuxième constat: l'institution scolaire, qui représente
un marché très important pour les auteurs jeunesse
et leur reconnaissance culturelle, semble avoir une influence
sur le contenu même des textes destinés aux adolescents.
Au fil de ses nombreuses entrevues, le chercheur a remarqué
que "les auteurs et les éditeurs ont tendance à
rendre leurs textes conformes à la rectitude politique
pour percer le marché des écoles". Certains
écrivains acceptent donc de changer certains termes dans
leurs manuscrits, en particulier lorsqu'ils abordent le thème
de la sexualité comme Jean-Michel Schembré, l'auteur
des Citadelles du vertige troquant le mot "sexe"
pour le mot "corps" à l'instigation d'une directrice
de collection qui craignait que le livre soit refusé par
les enseignants. Cette censure ou autocensure s'étend
aussi aux visites que les auteurs jeunesse font dans les salles
de classe, certains professeurs leur demandant d'éviter
des thèmes jugés sensibles.
Dans sa recherche dirigée par Aurélien Boivin et
portant sur trois auteurs pour la jeunesse spécialisés
dans le genre policier, Simon Boulianne remarque lui aussi l'utilisation
du "je" pour rapprocher le héros de son lectorat,
et l'aspect parfois moraliste des uvres. Certains écrivains
comme Chrystine Brouillet profitent parfois de leurs fictions
pour prodiguer quelques conseils, comme celui de ne pas faire
confiance aux inconnus. Comme Jean-Denis Côté, le
chercheur constate lui aussi l'utilisation fréquente de
l'humour dans les romans destinés aux jeunes, un auteur
comme Robert Soulières n'hésitant pas, par exemple,
à reproduire dans son roman les règles minimales
du genre policier en signe d'autodérision. "Même
si les auteurs font souvent appel à des détectives
adolescents, la plupart du temps ils respectent les conventions
du genre policier, indique Simon Boulianne, ce qui montre bien
que ce type de littérature est tout aussi valable que
celle s'adressant aux adultes."
PASCALE GUÉRICOLAS
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