|    Des contes à double fondCertaines histoires écrites sur la base
      de la tradition orale en disent plus qu'on ne le croit sur la
      société où vivaient leurs auteursLorsque les parents expliquent à leur progéniture
      la fameuse formule "Tire la chevillette et la bobinette
      cherra" (la vieille forme du verbe choir) dans Le petit
      chaperon rouge, ils soulignent souvent qu'il s'agit d'une
      ancienne façon de parler montrant que ce conte nous vient
      d'un lointain passé. Or cette tournure stylistique, comme
      l'appellation "Mère-grand", on les doit à
      l'académicien Charles Perrault qui publiait en 1697 Les
      contes de ma mère l'Oye et souhaitait justement donner
      un ton un peu vieillot à cette histoire jusque-là
      orale. 
 Lors d'une conférence prononcée le 1er octobre
      dernier, dans le cadre des midis causerie du Centre interuniversitaire
      d'études sur les langues, les lettres et les traditions
      (CELAT), Tristan Landry a ébranlé quelques certitudes
      en ce qui concerne les contes folkloriques issus de la tradition
      orale.
 
 Selon le chercheur postdoctorant, les contes écrits au
      18e siècle et au 19e siècle témoignent moins
      de la réalité sociale et linguistique de la société
      rurale qu'ils ont l'air de décrire que de la société
      industrielle et capitaliste où évoluent leurs auteurs.
      Passant brillamment, dans son exposé, du russe au bas
      ou au haut allemand, le conférencier raconte qu'il y a
      quelques siècles les élites européennes
      maniaient fréquemment plusieurs langues dans leurs écrits.
      Les Russes utilisaient, par exemple, le slavon, une langue liturgique
      venue notamment du bulgare, tandis que les Allemands émaillaient
      leur discours de mots français. Or, peu à peu,
      la nécessité de se doter d'une langue standardisée
      s'imposera, car certaines régions, dans une nation en
      pleine émergence comme l'Allemagne comptant quelque 250
      territoires, ont parfois du mal à se comprendre. De plus,
      l'occupation des troupes napoléoniennes cristallisait
      les passions, poussant les élites à bannir le français
      de leur vocabulaire.
 Des contes normatifsDans ce contexte linguistique plutôt mouvant, les contes
      recueillis par les folkloristes jouent un peu le rôle de
      modèles. Ainsi les frères Grimm entérinent
      dans leurs écrits la suprématie du haut allemand
      sur le bas allemand, car ce dialecte surtout parlé dans
      le Nord du pays disparaît à cette époque.
      "Ce phénomène de disparition du bas allemand
      amène certains auteurs à coucher sur papier cette
      forme de culture orale avant qu'elle ne disparaisse", précise
      par ailleurs Tristan Landry. Les deux frères traduisent
      donc systématiquement les récits recueillis et
      suppriment tous les termes français que peuvent comporter
      les écrits venant parfois de familles cultivées
      d'origine huguenote.
 
 La situation est semblable en Russie où la Société
      de géographie de Saint Petersbourg distribue des formulaires
      pour inviter les autorités locales à y consigner
      les récits populaires, que le folkloriste russe Alexandre
      Afanas'ev utilise ensuite pour produire ses célèbres
      contes. Là encore il normalise la langue, gommant les
      mots slavons ou les expressions au particularisme trop régional.
      Cela n'empêche d'ailleurs pas cet auteur, comme les Grimm,
      d'introduire justement dans les contes des mots puisés
      dans certains dialectes régionaux pour le plaisir d'expliquer
      ces termes en bas de page et d'asseoir ainsi son statut de spécialiste
      en culture populaire.
 Auteur ou censeur?Les folkloristes modifient aussi fréquemment les récits
      issus du peuple. Les énumérations et les descriptions
      abondent dans leurs écrits, alors qu'elles font rarement
      partie des contes oraux, et plusieurs nouveaux épisodes
      font leur apparition. Le conférencier fait également
      remarquer que certaines situations traduisent l'ordre social
      en vigueur à l'époque des auteurs. "Blanche-Neige
      tenait la maison des nains partis travailler dans la mine et
      le repas devait être prêt à leur retour, ce
      qui sous-entend une certaine violence", explique Tristan
      Landry en soulignant que l'entente entre les deux parties ressemblait
      davantage à un contrat à l'amiable dans la version
      originale. À l'entendre, l'image d'une femme dépendante
      d'un homme qui rapporte le fruit de son travail correspond plus
      à la réalité en vigueur dans les villes
      industrielles au 19e siècle qu'à celle d'un village
      médiéval. En fixant les contes sur papier, les
      frères Grimm et Afanas'ev censurent aussi certaines images
      violentes, peut-être en pensant à leur jeune public.
      Par exemple, le loup disperse le cadavre de la grand-mère
      aux quatre coins de la maison avant l'arrivée du petit
      chaperon rouge, dans une des versions orales de cette
      histoire, plutôt que de le dévorer. Comme quoi on
      ne peut se fier à personne, surtout pas aux conteurs d'histoires.
 
 PASCALE GUÉRICOLAS
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