
Des tuurngait dans la toundra
Il y a un siècle, des centaines d'esprits auxiliaires
secondaient les chamanes du sud de la Terre de Baffin
Jusqu'au milieu des années 1990, les anthropologues
connaissaient peu de choses du chamanisme pratiqué au
sud de la Terre de Baffin, dans l'Est de l'Arctique canadien.
Cette situation a changé grâce à l'anthropologue
Frédéric Laugrand, professeur à la Faculté
de théologie et de sciences religieuses. Dans les archives
de l'Église anglicane du Canada conservées à
Toronto, ce dernier est tombé sur une série de
manuscrits jusqu'ici inédits du révérend
Edmund James Peck, le premier missionnaire à avoir ouvert
une mission anglicane permanente sur la Terre de Baffin en 1894.
L'un des éléments exceptionnels de ce corpus consistait
en une longue liste de 347 esprits auxiliaires chamaniques appelés
tuurngait.
En 2000, le corpus, analysé dans le cadre du programme
ARUC (Alliances de recherche universités-communautés)
"Mémoire et histoire du Nunavut", a fait l'objet
d'un livre cosigné par Frédéric Laugrand
et son collègue François Trudel, tous deux chercheurs
réguliers au GÉTIC (Groupe d'études inuites
et circumpolaires), ainsi que par le chercheur hollandais Jarich
Oosten (Université de Leyde). En 2002, un long article
par les mêmes auteurs a paru sur le sujet dans la revue
américaine Arctic Anthropology.
"Pour nous, explique Frédéric Laugrand, la
liste permet d'introduire une dimension comparative avec d'autres
tuurngait de l'Arctique canadien. Il y a, semble-t-il,
des différences régionales très importantes.
Les tuurngait identifiés par le révérend
Peck n'apparaissent pas aussi mauvais ou malveillants que ceux
d'autres régions. Et ils peuvent offrir beaucoup aux humains
par l'intermédiaire du chamane, ou angakkuq. Plusieurs
d'entre eux sont des inua, c'est-à-dire qu'ils
possèdent des objets, des lieux ou des animaux qu'ils
peuvent donner aux humains."
Un monde flexible et dynamique
Chacun des tuurngait de la liste du révérend
Peck porte un nom qui bien souvent réfère à
sa forme physique ou à sa couleur. Ainsi Siggook (siggu=bec)
a une tête de corbeau, en plus d'avoir un corps d'humain.
Deux tuurngait sur trois sont associés à
la terre par opposition au ciel et à la mer. L'ours est
ici considéré comme un excellent esprit auxiliaire.
La très grande majorité des entités sont
des êtres de bonté, rapides et prompts, qui donnent
accès principalement à de la nourriture sous forme
de gibier, en particulier du phoque et du caribou. Environ la
moitié des entités ont la capacité de séparer
l'âme du corps des animaux, ce qui fait de ceux-ci des
proies faciles pour les chasseurs.
De forme humaine dans la plupart des cas, les tuurngait répertoriés
par le révérend Peck apparaissent habituellement
seuls. Les entités femelles sont presque aussi nombreuses
que les entités mâles. Les formes animales
adoptées par ces esprits auxiliaires sont nombreuses.
Certaines entités animales ont des caractéristiques
très particulières, comme ce corbeau avec une seule
aile, ou ce morse avec la tête et les bois d'un caribou
lequel évoque le mythe dans lequel les deux animaux s'échangent
leurs attributs. Au moins 50 entités sont des êtres
de lumière qui apportent la joie. Quant aux entités
mauvaises, la majorité tuent et-ou mangent des êtres
humains.
Des croyances bien présentes
Même si tous les Inuits se définissent aujourd'hui
comme chrétiens, beaucoup croient toujours au monde des
esprits. "Il arrive fréquemment, indique Frédéric
Laugrand, qu'un chasseur rencontre une entité non humaine
au cours d'une sortie. Il va raconter son histoire et l'on va
le croire. Chez les Inuits, le rêve est aussi considéré
comme un contexte privilégié au cours duquel les
vivants vont recevoir des messages de leurs défunts."
YVON LAROSE
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