Des identités en question
Du Québec à la Louisiane, les
sentiments d'appartenance subissent des mutations
Les conférenciers invités à débattre
des identités nord-américaines lors du colloque
international "Quatre siècles de francophonie et
d'échanges Europe-Afrique -Amérique", tenu
la semaine dernière dans le cadre des Grandes Fêtes
de l'Université, ont voulu aller plus loin que les simples
discours politiques où chacun se drape dans son drapeau
respectif, en remettant en question, par exemple, le lien formel
entre la langue et la nation. Ou en observant, comme Jocelyn
Létourneau, titulaire de la Chaire de recherche du Canada
en histoire, économie politique du Québec contemporain,
le développement du Canada sous un angle inusité.
Selon Jocelyn Létourneau, le développement canadien
se concentre de plus en plus autour d'un triangle Ottawa-Montréal-Toronto
qui a tendance à nier les frontières traditionnelles
entre les provinces. L'historien considère que l'émergence
de cités-globales comme celle Montréal risque de
nuire au développement des régions périphériques
qui se vident toujours plus de leurs ressources. "Sans le
dire, les gouvernements québécois investissent
beaucoup à Montréal depuis le milieu des années
1980, remarque-t-il. Je suis assez pessimiste sur l'avenir des
régions hors de ce grand centre, malgré les efforts
déployés par les décideurs régionaux."
À l'entendre, la région de Montréal, où
vivent environ 4 millions de personnes, se distingue toujours
davantage du reste du Québec par son cosmopolitisme, son
hyper-modernité et son hyper-technologisation: "Dans
la métropole émerge un sentiment complice face
à la mondialité entre les Québécois
habitant la grande ville." Même les anglo-montréalais
participent à ce phénomène car ils montrent
désormais un plus fort sentiment d'appartenance pour la
métropole que pour le Canada.
Cette situation risque de constituer une source de tensions dans
peu de temps, aux yeux de Jocelyn Létourneau, entre les
citoyens des zones fortes et ceux des zones faibles, entre les
payeurs de taxes qui risquent de voir encore s'alourdir le fardeau
fiscal et les assistés des régions dépendant
de la bonne volonté du grand centre pour redistribuer
la richesse collective. Selon lui, une bonne partie de l'avenir
politique du Québec passe désormais par le positionnement
de Montréal au sein des régions économiques
en croissance au Canada. Si la métropole y joue un rôle
satisfaisant, les Québécois auront tendance à
adhérer à la fédération, tandis qu'ils
se tourneront vers un discours plus indépendantiste dans
le cas contraire. Une situation bien différente de celle
qui prévalait dans les années soixante ou soixante-dix
alors que l'ensemble du Québec discutait d'une même
voix de son statut au sein de la confédération.
Pendant ce temps, en Louisiane
Le poète David Chéramie, directeur du Conseil
pour le développement du français en Louisiane,
a lui aussi bousculé quelques idées reçues
sur la situation de la culture francophone dans cet État
américain. Tout en faisant remarquer que le dernier recensement
(2000) montre que la population louisianaise parlant français
diminue, il constate par ailleurs que le nombre de jeunes s'exprimant
dans cette langue équivaut à peu près à
celui des jeunes hispanophones. Une donnée qui a son importance
lorsqu'on sait que le Mexique fournit le plus grand nombre d'immigrants
en Louisiane alors qu'il n'existe quasiment pas d'immigrants
francophones. Cela signifie donc que les parents parviennent
à transmettre le français aux plus jeunes, soutenus
par l'arrivée récente de quelques écoles
d'immersion.
Cependant, le conférencier soutient qu'il ne faut pas
juger de la vigueur de la culture francophone au nombre de personnes
parlant français. "Il suffit d'un noyau de gens parlant
couramment cette langue, car l'identité francophone va
beaucoup plus loin que le simple usage du français",
explique-t-il. Citant l'exemple des Irlandais très attachés
à leur identité même s'ils parlent peu gaélique,
ou des Juifs, parsemant leur discours de mots yiddish sans parler
couramment cette langue, David Chéramie insiste pour dire
que les Cajuns se sentent appartenir à un groupe distinct
de celui des autres Américains. Très marqués
par leur passé, ils ont développé de grandes
connaissances de la généalogie au point de se définir
par leur nom de famille plutôt que par leur prénom.
Bon nombre d'entre eux ont un grand sens de la famille, tout
en rêvant toujours de l'Acadie comme d'un paradis perdu.
Du même souffle, le conférencier fait remarquer
que la communauté francophone s'abreuve à de nombreuses
sources culturelles puisqu'elle descend aussi bien de quelques
colons français arrivés alors que la Louisiane
appartenait encore à la France, que des Créoles
fuyant Saint-Domingue en 1809, ou des Acadiens déportés
par les Anglais. Ces multiples origines ont donc permis aux Cajuns
de se forger une identité particulière qu'ils entendent
bien défendre, qu'ils parlent ou non français.
PASCALE GUÉRICOLAS
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