Shangri-La, Charlevoix
Dans les années 1920 et 1930, André
Biéler peignait, dans le style moderniste, un Québec
rural aux portes du mythe
Le Musée national des beaux-arts du Québec présente
jusqu'au 17 août l'exposition "André Biéler,
dessinateur et graveur". Le jour du vernissage, fait inusité,
le Musée a fait le lancement d'un livre écrit par
un professeur du Département d'histoire et édité
aux Presses de l'Université Laval. Cet essai de plus de
200 pages, rédigé par l'historien de l'art David
Karel, s'intitule: André Biéler ou le choc des
cultures. "Je m'étais cassé une jambe
en ski, l'an dernier, durant le congé de Pâques,
raconte l'auteur. Je pensais à cette époque n'écrire
qu'un court texte sur l'artiste, texte qui accompagnerait la
brochure que le Musée a publiée depuis. J'ai finalement
écrit un livre pendant ma convalescence. Je l'appelle:
mon livre de la patte cassée!"
Immigré, soldat, puis artiste peintre
André Biéler voit le jour à Lausanne,
en Suisse, en 1896. Deux ans plus tard, sa famille s'établit
à Paris. Puis, en 1908, les Biéler émigrent
au Canada et s'installent à Montréal. Parce qu'ils
sont de religion protestante, ils doivent faire instruire leurs
enfants en anglais. "André Biéler a toujours
été divisé, souligne David Karel: le pays
d'origine et le pays d'adoption, le français et l'anglais,
l'ancien et le moderne. Même son style, que j'appelle régionalisme
moderniste, est une antinomie, comme une synthèse des
contraires."
En 1915, André Biéler joint les rangs de l'armée
canadienne et part combattre en Europe où fait rage la
Première Guerre mondiale. Il revient du front blessé
et gazé. En 1920, il prend conscience de sa vocation de
peintre. Après des études en art et quelques voyages,
il expose pour la première fois ses travaux à Montréal
en 1924. À la poursuite d'un idéal à la
fois artistique et humaniste, il décide, en 1927, de s'installer
à l'île d'Orléans. Son objectif: renouveler
la peinture du terroir. Il veut, comme l'écrit David Karel,
"être de son temps, trouver l'art dans le quotidien,
peindre l'humain authentique".
Biéler n'était pas le seul artiste à tourner
le dos à la ville et à partir à la recherche
des valeurs du passé. "C'est ça la surprise
dans mon livre, indique David Karel. Tout un milieu à
Montréal et aux États-Unis peint la tradition dans
un style moderniste. Au fond, entre les deux guerres, Biéler
se trouve au centre d'un important courant artistique. Mais on
ne l'avait jamais compris." Selon ce dernier, on a jugé
que les régionalistes comme Biéler s'opposaient
au progrès artistique, qu'ils freinaient en quelque sorte
le mouvement vers l'abstraction. "Or, dit-il, la découverte
que je propose ici est qu'il existait toute une gamme de nuances
possibles très intéressantes qui nous donnent une
vision très riche de notre panorama culturel dans ces
années-là."
Une représentation mythique
Biéler représente le Québec rural traditionnel
de façon mythique, c'est-à-dire que ses oeuvres
font abstraction de ce qui rappelle le progrès technique.
Artiste innovateur, il peint l'habitant et son milieu à
l'aide de couleurs expressives. Sur l'île d'Orléans,
forgeron, laboureur, boulangère ou boucher, aucun artisan
n'échappe à son regard. Cet observateur du quotidien
étudie notamment la piété des insulaires
lors de fêtes religieuses, autour d'une croix de chemin,
ou à la sortie de l'église après la messe.
"Une des raisons qui fait que je trouve très intéressante
cette image qu'il donne du Québec est qu'il va vivre auprès
du paysan et qu'il peint celui-ci sans tomber dans une espèce
d'asymétrie dévalorisante, explique David Karel.
Il n'est pas comme le peintre canadien anglais qui ne parle pas
la langue de l'habitant et qui se conduit en seigneur."
Portraits, tableaux d'intérieurs, scènes de la
vie quotidienne ou paysages, l'artiste, par ses formes, ses couleurs,
ses lignes et ses rythmes, a montré la richesse de son
milieu d'étude, d'abord à l'île d'Orléans,
par la suite à Saint-Urbain, dans Charlevoix, et à
Saint-Sauveur, dans les Laurentides. En 1936, il s'établit
à Kingston, en Ontario, pour enseigner à l'université.
Il ne reverra le Québec qu'à l'occasion. Ce qui
ne l'empêchera pas de garder la thématique de la
vie québécoise traditionnelle au centre de sa démarche
artistique. André Biéler s'est éteint à
Kingston en 1989.
YVON LAROSE
|