Le savoir, patrimoine commun ou bien privé?
Les universités se raccordent massivement à
la culture d'innovation, au risque de sacrifier leurs valeurs
traditionnelles
La question de l'avenir de l'institution universitaire dans
les pays développés suscite depuis quelques années
une intense réflexion au sein d'organismes internationaux
comme l'OCDE, la Banque mondiale et l'Unesco. Selon Gilles Gagné,
professeur au Département de sociologie, l'université
serait rendue à un tournant de son histoire, elle qui
est confrontée aux théories du nouveau management
public, aux nouvelles technologies de l'enseignement et à
la crise du financement des États, en plus de faire l'objet
de discussions dans le cadre des négociations commerciales
globales. Et l'une des bases de l'effort de redéfinition
en cours serait la place centrale accordée, en pratique,
aux stratégies d'investissement en recherche.
Le vendredi 11 avril, au pavillon La Laurentienne, Gilles Gagné
donnait une conférence lors du colloque "La production
et la transmission du savoir - le destin de l'université
au 21e siècle". Son exposé avait pour titre
"Éducation, savoir et bien public dans les sociétés
modernes". Le colloque s'inscrivait dans le cadre des activités
du Mois des sciences humaines et des sciences sociales des Grandes
Fêtes de l'Université.
Priorité au troisième cycle
Gilles Gagné prévoit que le raccordement du savoir
universitaire à l'économie du savoir, donc à
la culture d'innovation, aura des conséquences à
court et à long terme. À court terme, selon lui,
les chercheurs universitaires, dont les recherches intéressent
les entreprises du savoir productrices de valeur, seront poussés
par les investissements publics vers les partenariats et les
accords de transfert. Des centres de recherche universitaires
devront être orientés vers la résolution
de problèmes. Et l'enseignement de troisième cycle,
devenu prioritaire, recrutera et entraînera le personnel
destiné à l'industrie de la recherche en insistant
davantage sur la division du travail propre à la technique
que sur les théories synthétiques propres à
la science.
À long terme, le conférencier croit que les organisations
de l'économie du savoir s'approprieront les ressources
innovantes par l'intermédiaire des universités
et ce, en vue de les transformer en marchandises. "Dans
le monde moderne, explique Gilles Gagné, l'université
a organisé la libre circulation des idées. Or,
ce patrimoine commun qu'est le savoir tend à devenir un
bien privé alors que les universités s'articulent
aux organisations de la technique. Les nombres Pi de l'avenir
seront utilisés sous licence."
De la rationalité à l'efficacité
Selon Gilles Gagné, le développement d'un nouveau
mode de production des connaissances auquel nous assistons se
caractérise par l'intégration des chercheurs aux
organisations productives et non plus par leur indépendance
vis-à-vis la société. Il souligne qu'une
pluralité de points de vue, liés à l'efficacité,
jugent désormais la valeur des nouvelles connaissances,
remplaçant ainsi le jugement des pairs, lié à
la rationalité.
L'université du 21e siècle se structurera par sa
fonction de recherche (plutôt que d'enseignement), cette
activité sera innovante (plutôt qu'axée sur
la synthèse) et l'innovation s'orientera vers les connaissances
appliquées (plutôt que vers le savoir théorique).
Dans ce scénario futuriste évoqué par le
conférencier, on assistera au remplacement des départements
par des programmes d'études commandés en temps
réel par l'évolution de la division sociale du
travail. "L'indépendance institutionnelle
de l'université sera chose du passé, ajoute-t-il.
La loi fera en sorte que des résultats de recherche, obtenus
grâce à du financement public, puissent être
réservés à des usages privés. Dans
cet esprit, on limitera la diffusion du savoir universitaire."
YVON LAROSE
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