La peur au ventre
De la crainte des OGM au spectre de la faim, quelque chose
ne tourne plus rond dans notre assiette
"À chaque fois que l'humain a traversé des
frontières, il a été confronté à
la nouveauté. Comme tout ce qui est nouveau fait peur,
il n'est pas étonnant que les nutraceutiques, les aliments
fonctionnels et les OGM suscitent des craintes. Il ne faut pas
avoir peur de ce que l'on trouve dans notre assiette pour autant,
quoiqu'une certaine réserve est normale." Voilà,
en quelques mots, la position défendue par Jean Amiot,
professeur au Département des sciences des aliments et
de nutrition, lors du dernier Bar des sciences portant sur les
peurs alimentaires, présenté le 10 avril au Théâtre
du Petit Champlain, par l'équipe du magazine Québec
Science.
Il existe des milliers d'espèces de plantes et d'animaux
sur notre planète et pourtant il y en a à peine
une centaine qui composent notre alimentation, a rappelé
le professeur Amiot en lever de rideau. "À différents
moments de l'histoire, les humains qui nous ont précédés
ont dû faire des expériences en consommant de nouveaux
aliments. Certains l'ont peut-être payé de leur
vie, mais chose certaine, si aucun d'eux n'avait pris de risques,
ils seraient tous morts de faim."
Ce n'est pas d'hier que les peurs alimentaires hantent l'humanité,
a rappelé Madeleine Ferrières, professeure d'histoire
à l'Université d'Avignon et auteure de Histoire
des peurs alimentaires, du Moyen ge à l'aube du XXe siècle.
"Lors de la crise de la vache folle, les médias parlaient
de l'apparition des peurs alimentaires. De mon côté,
j'ai plutôt pensé; "Tiens donc, nous avons
encore des peurs alimentaires!"" Depuis toujours,
la plus grande de ces peurs a été celle de la pénurie,
a-t-elle d'abord précisé pour mettre les choses
dans leur juste perspective. Cela dit, les peurs touchant la
salubrité des aliments remontent également à
la nuit des temps. "Au 11e siècle, les seigneurs
édictaient déjà des règlements touchant
la qualité sanitaire des aliments, en particulier celle
de la viande." Les peurs modernes au sujet de la qualité
des aliments sont des peurs de riches, ajoute-t-elle. "Aujourd'hui,
comme nous voulons le risque zéro, nous ne consommons
pas les aliments suspects. Autrefois, pour ne courir aucun risque,
il aurait fallu ne rien manger. Il existait même des recettes
pour apprêter les bêtes et les céréales
malsaines."
OGM: la prochaine génération
Le risque zéro n'existe pas en alimentation, pas plus
que dans d'autres domaines, a fait valoir Dominique Michaud,
professeur au Département de phytologie et chercheur actif
dans le domaine des OGM. "L'un des avantages de la controverse
autour des organismes transgéniques est de nous avoir
forcés à développer des approches pour mieux
évaluer l'innocuité des aliments. Ces approches
sont applicables à tous les aliments, pas juste aux OGM.
Après tout, c'est innocuité du produit qu'on évalue,
pas l'approche utilisée pour l'obtenir."
À ses yeux, un OGM qui réduit le recours aux herbicides
ou aux pesticides présente un avantage certain par rapport
aux variétés existantes, mais le chercheur ne donne
pas l'absolution sans confession à tous les OGM pour autant.
"Pour le moment, les OGM qui sont sur le marché résultent
de la modification d'un gène, qui affecte une protéine
et un caractère. On est assez confiant de pouvoir bien
suivre les répercussions sur les propriétés
de la plante. La prochaine génération d'OGM va
être beaucoup plus complexe. On va transférer plusieurs
gènes qui vont changer des voies métaboliques importantes
et peut-être modifier les propriétés nutritives
de la plante sans que l'on puisse prédire lesquelles à
l'avance. Je me demande si les organismes de contrôle comme
Santé Canada auront les ressources et le temps pour faire
toutes les études requises à mesure que la complexité
des OGM va augmenter."
Autre monde, autres peurs
Pour Jean Robitaille du groupe ERE Éducation, la véritable
peur alimentaire est celle que vivent les 800 millions d'humains
qui souffrent encore de la faim en 2003. La production alimentaire
mondiale n'est pas en cause, estime-t-il, pointant plutôt
un doigt accusateur vers la distribution et l'accès aux
aliments. "Dans les pays pauvres, les gens sont contraints
de manger le grain qui doit servir aux semences et la structure
du commerce mondial les conduit à abandonner les cultures
vivrières au profit des cultures d'exportation destinées
aux pays riches." La somme requise pour répondre
aux besoins des populations affamées est d'environ 13
milliards de dollars annuellement, ce qui équivaut "au
montant que les Européens et les Américains dépensent
chaque année en parfums", précise-t-il.
En réaction aux propos des experts, une participante,
originaire d'un pays nord-africain, a raconté sa peur
alimentaire, à la fois singulière et révélatrice
d'importantes différences culturelles en cette matière.
"Je vis au Québec depuis plusieurs années
et lorsque je retourne dans ma famille et que je bois l'eau du
robinet, je suis malade alors que je ne l'étais jamais
autrefois. Lorsque je vais en France dans les restaurants, je
trouve la fumée de cigarette insupportable. Ma crainte
est que nos standards de salubrité pour les aliments,
l'eau et l'environnement me rendent prisonnière du Canada
et des États-Unis!"
JEAN HAMANN
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