La dérision savante de Jacques Ferron
Préparé par l'étudiant au doctorat Martin
Jalbert, le dixième tome des "Cahiers Jacques-Ferron"
documente la saga du Parti Rhinocéros
Animal pataphysique par excellence (demandez pourquoi à
Eugène Ionesco), le rhinocéros a inspiré
un des partis politiques les plus ambitieux de l'histoire du
Québec. Fondé en 1963 par le docteur Jacques Ferron
(auteur notamment du Ciel de Québec et de L'amélanchier),
le Parti Rhinocéros a porté à son extrême
la caricature du cirque électoral, jouant la carte du
farfelu avec une rigueur paradoxale.
Depuis 1997, le groupe de recherche interuniversitaire "Éditer
Jacques Ferron: la suite de l'uvre" s'emploie à éditer
de façon cohérente les éléments du
fonds de l'écrivain. À ce jour, plus de dix volumes
de lettres, de textes épars ainsi que les actes d'un colloque
ont été publiés. La plus récente
parution, dont on a confié la préparation à
l'étudiant au doctorat Martin Jalbert, est consacrée
à l'aventure du Parti Rhinocéros, lecture on ne
peut plus salutaire en ces temps de désillusion politique.
Préoccupé par les rapports entre esthétique
et politique chez Ferron, Aquin et Miron, Martin Jalbert était
un candidat idéal pour l'ordonnancement de cette portion
des écrits polémiques de Jacques Ferron. "Ma
passion, prévient toutefois Jalbert, est d'abord celle
de la littérature, de l'intuition que la littérature
participe d'un régime dissensuel du dire et du faire,
que la littérature, domaine par excellence du possible
(qui permet de nous soustraire à la tyrannie du présent
et de l'actualité), est un lieu de reconfigurations de
l'ordre des choses. Le Parti Rhinocéros offre une forme
bien différente de dissensus, plus explicitement polémique
et combative, parfois près de l'invective, pour cette
raison qu'il agit directement sur le terrain politique. Si le
parti de la dérision procède du regard singulier
et profond que la littérature porte sur le monde, ce regard
n'a rien à voir avec la fantaisie cocasse et amusante
qu'on attribue couramment et avec condescendance à l'écrivain
et au poète."
À la lecture des textes ferroniens, lettres aux journaux,
billets, manifestes et autres documents officiels qui jalonnèrent
l'activité du Parti, on comprend vite que le projet dépasse
de loin l'humour dont il s'est de plus en plus paré, surtout
après le départ de Ferron en 1983. Fondé
la même année que le FLQ, le Parti Rhinocéros
usa de la dérision comme d'une arme, à laquelle
il prêtait des vertus supérieures à celles
des explosifs. Composé à la base par des médecins,
des avocats et des journalistes, l'organisme se proposait de
court-circuiter une rhétorique politique qui contribue
au désengagement dont sont depuis longtemps susceptibles
les citoyens québécois.
À sa présentation chronologique de l'intégralité
des textes "Rhinocéros" de Ferron, Martin Jalbert
a ajouté un dossier de la réception médiatique
du Parti, de même qu'une brève galerie des principaux
adversaires politiques de Ferron et une chronologie allant jusqu'à
1993. Cette année-là, le glorieux animal devait
succomber à une nouvelle loi portant à 1 000 $
le montant exigé pour chaque candidat aux élections
fédérales. Dix ans plus tard, au sortir d'une campagne
provinciale relativement morne, on rêve d'initiatives aussi
régénérantes.
THIERRY BISSONNETTE
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