La douleur des enfants sages
Dans son tout nouveau roman, Céline Cyr se penche sur
les blessures de l'enfance
Après cinq romans jeunesse publiés entre 1986 et
1993, Céline Cyr, conseillère à la gestion
des études à la Faculté de droit, vient
de faire paraître, aux Éditions des Intouchables,
Le temps d'une photo, un premier roman destiné
à un plus large public.
Lancé mardi dernier dans un café-théâtre
de Québec, ce livre de quelque 120 pages raconte trois
mois dans la vie de Juliette, une femme de carrière de
49 ans, rationnelle, paisible et solitaire. Cette célibataire
endurcie, qui n'a jamais vécu de relation amoureuse et
qui vit seule en banlieue de Québec avec son chien, voit
sa vie bouleversée par un appel téléphonique
d'un de ses frères qui lui annonce qu'il est atteint du
cancer. Craignant le pire, celui-ci souhaite revoir, peut-être
pour une dernière fois, ses deux soeurs et son frère.
Dans ce qui sera peut-être d'ultimes retrouvailles, il
veut raviver le souvenir de leur enfance commune du temps où
ils vivaient avec leurs parents. C'était avant le double
drame qui, en plus de les laisser orphelins, les a séparés.
Mal à l'aise, Juliette accepte malgré tout la proposition
qui lui est faite, même si elle n'a au fond aucune envie
de se retrouver enfant, face à elle-même et avec
des proches devenus, avec le temps, des étrangers. La
rencontre a lieu un mois plus tard et est immortalisée
par une photo.
Selon Céline Cyr, Juliette sent très tôt
le besoin de prendre ses distances d'avec ses émotions
et d'avec les autres. "Elle a vu, avec sa mère, où
la passion amoureuse peut conduire et ça ne l'intéresse
pas, dit-elle. En fait, elle se protège de tout ce qui
peut l'affecter. Son travail, par exemple, n'est pas compromettant.
Elle travaille chez elle où elle écrit des biographies.
Elle a peu de contacts avec le monde."
Une famille à la dérive
Juliette et ses frères et soeur grandissent dans un
bungalow de banlieue entourés de parents corrects en tout.
Si son père Félix est chaleureux et tendre, Jeanne
sa mère est distante et froide. Un jour, cette dernière
découvre que son mari est amoureux d'une autre femme.
Lorsque Félix quitte définitivement la maison,
Juliette, l'aînée, a dix ans. C'est une enfant raisonnable
et obéissante qui a assisté, impuissante, au démembrement
progressif d'un couple. Pire, elle voit sa mère sombrer
dans le désespoir après le départ de Félix.
Parvenue au bout de sa souffrance, Jeanne s'enlève la
vie en lançant la voiture, dans laquelle prennent place
ses enfants, contre un arbre. Mais avant d'en arriver là,
Jeanne pleure sans arrêt et porte des lunettes noires dans
la maison. Pour dire sa colère, elle écrit dans
le miroir du salon, avec du rouge à lèvres, des
phrases tirées des oeuvres d'Anne Hébert. La dernière,
avant le suicide, est: "Ce n'est rien qu'une toute petite
mort". Coupée de la tendresse et de la présence
paternelle, Juliette devient encore plus rêveuse et solitaire.
Après la mort de sa mère, elle est prise en charge
par ses grands-parents maternels.
Juliette revient troublée et émue de ses retrouvailles
familiales. Sa vision des choses a changé. Jusque-là,
elle était habitée par le regret de n'avoir pas
eu une enfance normale. Toutes ses insatisfactions et frustrations,
elle les avait mises sur le dos de sa famille. Elle a maintenant
moins peur d'elle et des autres. La petite Juliette en elle "apprend
à parler". "Juliette a juste gratté le
bobo, souligne Céline Cyr. Elle a exposé sa blessure
d'enfance et en a vu toutes les conséquences sur elle-même.
Elle s'est dit: ça va guérir et je pourrai passer
à autre chose."
YVON LAROSE
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