La guerre des mondes
Le traumatisme causé par la Première
Guerre mondiale a engendré une rupture morale radicale
qui a inauguré une nouvelle phase de la modernité
Déchirement existentiel, tournant dans la conscience
métaphysique, rupture culturelle majeure, séisme
à la fois humain, politique et social, Vincent Fauque
ne manque pas de formules-chocs pour tenter de décrire
la Première Guerre mondiale et ses répercussions
sur les principales nations belligérantes occidentales,
soit la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne. Avec ses neuf
millions de tués, ses 21 millions de blessés et
ses 70 millions de personnes mobilisées, la catastrophe
de 1914-1918 a entraîné une crise morale sans précédent
dans ces pays.
"Cette crise, indique le chargé de cours en relations
internationales, a relativisé de façon profonde
les valeurs fondatrices de la modernité, lesquelles remontaient
au 18e siècle, en plus de remettre en cause les valeurs
de progrès indéfini portées par le 19e siècle.
Sur le plan esthétique, des mouvements et des formes ont
traduit ces bouleversements." Vincent Fauque, qui prononcait
récemment une conférence au pavillon Charles-De
Koninck dans le cadre des activités du Cercle Europe de
l'Institut québécois des hautes études internationales,
est l'auteur de La dissolution d'un monde. La Grande Guerre
et l'instauration de la modernité culturelle en Occident.
Cet essai, coédité par les Presses de l'Université
Laval et les éditions L'Harmattan, a paru l'automne dernier.
Irrationalité et déshumanisation
"Dans le bourbier sanglant de 14-18, souligne Vincent
Fauque, l'ensemble des protagonistes ont été d'une
obstination imbécile et consternante, d'une irrationalité
totale et inexplicable, avec un mépris de la vie qui paraît
aujourd'hui invraisemblable." Il cite en exemple la première
journée de la bataille de la Somme, le 1er février
1916, où le corps expéditionnaire britannique perdit
pas moins de 60 000 hommes. "S'il y avait eu deux grammes
de rationalité politique, poursuit le conférencier,
on s'asseyait peu après à une table de négociations
et l'on arrêtait le délire." Selon lui, la
Grande Guerre met l'individu face à une espèce
de faillite du monde occidental. En plus, elle apporte un formidable
démenti à la modernité, laquelle se traduisait
fondamentalement par une espérance extraordinaire. De
ce monde en bouleversements naît, en 1916, le dadaïsme.
"Sur le plan de l'art, explique Vincent Fauque, la Grande
Guerre fait complètement exploser l'adéquation
qui existait encore entre le réel et la raison. Les dadaïstes
sont habités par une colère formidable de voir
à quel point l'ensemble des valeurs morales et esthétiques
s'est effondré. Le monde est un non-sens absolu et, sur
le plan artistique, il est devenu irreprésentable. À
réalité abominable, esthétique abominable.
Pour les dadaïstes, cela donne des textes sans syntaxe et
des oeuvres qui manifestent l'exaspération, la colère,
le non-sens."
Deux mouvements artistiques tentent par la suite de trouver un
sens à la vie. Il s'agit du réalisme magique allemand,
à compter de 1919, et du surréalisme français,
à partir de 1924. Le premier consiste en une volonté
de créer un univers parfait, fini et structuré
où l'on voit plus loin que la noirceur léguée
par 14-18 afin de retrouver et saisir la magie qui anime la réalité.
Héritiers des dadaïstes, les surréalistes
veulent quant à eux "réenchanter" la
vie, et prônent l'urgence de recomposer un monde désintégré
qui soit à nouveau viable et habitable. Cet univers, précise
Vincent Fauque, n'a rien de fantastique. "Le surréalisme,
dit-il, joint deux dimensions: le réel et l'imaginaire
et il en fait une synthèse. Il y avait alors un écart
tel entre la réalité et l'imaginaire que l'on comprend
très bien que ces gens-là n'aient cherché
qu'une chose: à transformer le réel."
YVON LAROSE
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