LE COURRIER
Deux plus deux font cinq
Combien de temps pourrait-on s'obstiner à invoquer
cette nouvelle règle de calcul. Pas une seconde, sauf
dans une bulle. Mais peut-on écrire: "L'intelligence
s'affaisse", "Il a finalité de combattre",
"Leur orthographe est nonchalant", "Ses protagonistes
et ses réacteurs...", "Réduire l'animosité
face à l'école", "L'exclusion est un
phénomène actuel qui fait allusion au principe
de base à la source de la révolution" (sic)
? Cela dépend d'une certaine conception pédagogique
me direz-vous. Vous comprenez bien ce que je veux dire s'insurge
l'élève devant le correcteur! Oui, mais c'est tout
aussi faux qu'une erreur de calcul. Ces quelques exemples glanés
ici et là dans quelques travaux d'étudiants en
sciences de l'éducation montrent qu'il ne s'agit pas essentiellement
d'un problème d'orthographe mais de sémantique
et de syntaxe. Très schématiquement, le problème
de la didactique du français en est là en ce qu'il
est contaminé par le relativisme sceptique par lequel
tout se vaut et tout est égal à tout: malheur au
professeur qui résiste à ce vent dévastateur
qui mine l'école publique au nom de la performance. Liberté
de penser et égalitarisme obligent! .
Le deuxième problème du français à
l'école relève de la généralisation
des tests "objectifs" de mesure à choix multiples
généralisés par ces docteurs en docimologie
qui, eux, savent compter mais sur des grands nombres. Or l'écriture
émerge sur un mode autre que probabiliste. Il y a un amalgame
hétéroclite entre l'objet à évaluer
(la qualité de la langue) et l'outil utilisé. On
ne peut mesurer la maîtrise de langue en cochant des petites
phrases en "can", d'autant qu'elles sont suggérées
dans ce cas. Avant la phrase, il y a une idée; avant l'idée,
il y a des écrits... Sans idée, pas de mots, pas
de phrases, pas de langue. Faire passer autant de tests de français
à choix multiples qu'il est possible tout au long de la
scolarité ne suffira pas à l'évaluation
d'une certaine maîtrise de la langue. Mais efficacité
oblige!
L'éducation représente une dépense à
court terme et un investissement à long terme dont l'équation
sort des paramètres économétriques de la
science conventionnelle. Les institutions d'enseignement ne se
gèrent pas comme une compagnie d'aviation avec des actions
en Bourse. La délivrance des diplômes en science
de l'éducation ne garantit nullement le niveau de connaissances
nécessaires des futurs enseignants d'autant que les universités
sont enfermées dans la logique contradictoire des contrats
de performance. Seul un examen national administré par
un Ordre professionnel des enseignants et des enseignantes agréés
du Québec pourrait apporter une solution à brève
échéance au problème de la qualification
des futurs maîtres, ce que ni les universités elles-mêmes,
ni le Ministère, ni les syndicats ne peuvent assumer adéquatement.
Pourtant paradoxalement, la Fonction publique, elle-même,
connaît très bien les mesures à prendre pour
recruter de manière rigoureuse son propre personnel permanent.
Pour quelles raisons cela semble-t-il impossible en éducation?
Contrats de performance d'un côté et solidarité
de l'autre obligent!
Faut-il y voir plus fondamentalement la mort annoncée
des diplômes et la liquidation de l'école sur le
marché des fausses compétences? C'est l'analyse
que fait Michel Éliard dans un livre incisif intitulé
La fin de l'école: "Aujourd'hui, une nouvelle
conception de l'école se fait jour : elle devrait être
considérée comme une entreprise ou comme un marché."
(p.116). Il faudrait y regarder de plus près car, dit-il,
s'il a fallu plusieurs révolutions (tranquille ou moins
tranquille) pour instituer l'instruction publique universelle,
sa défense pourrait bien en provoquer une nouvelle! Et
celle-ci viendra de la droite. Nous y sommes déjà
largement engagés.
ALAIN MASSOT
Professeur à la Faculté des
sciences de l'éducation
Michel Éliard, La fin de l'école, PUF,
2000.
Louise Beaudoin a-t-elle "commis" un anglicisme?
Dans une dépêche de la Presse canadienne publiée
le 1er février dans les quotidiens, on prend plaisir à
égratigner la ministre Louise Beaudoin qui aurait affirmé
que l'apologie de Pierre Bourque en faveur de la langue anglaise
"ne fait aucun sens". Ce n'est pas le contenu de la
réponse de la ministre qui lui est reproché, mais
le fait qu'elle aurait commis un anglicisme "notoire"
d'après le journaliste. Pour lui, ça ne fait
aucun sens serait un calque de la locution "anglophone"
(sic) it makes no sense. Or, les ouvrages correctifs québécois
sur lesquels il s'appuie signalent faire du sens (ou encore
ça ne fait pas de sens) comme étant un anglicisme,
et non ça ne fait aucun sens, ce qui est tout de
même différent. La critique du linguiste improvisé,
qui occupe six lignes sur les quatorze de la dépêche,
paraît donc au départ mal fondée. Posons-nous
tout de même la question de savoir si l'expression ça
ne fait aucun sens est un calque de l'anglais.
La première chose qu'on peut affirmer, c'est que faire
sens (ou, sous la forme négative, ne pas faire
sens, ne faire aucun sens) existe bel et bien
en français depuis au moins le début du 19e siècle.
L'expression est utilisée notamment chez les philosophes
et les linguistes pour dire: "avoir une signification, être
intelligible", comme la chose est précisée
d'ailleurs dans Le Petit Robert j'ai sous les yeux l'édition
de 1993. On peut parler, par exemple, d'un passage traduit qui
ne fait aucun sens, c'est-à-dire qui ne veut rien dire
dans la langue cible. Incidemment, c'est là également
le premier sens de l'expression anglaise to make sense:
"to have a clear meaning that is easy to understand".1
Dans le contexte où l'expression a été employée
par Louise Beaudoin, elle signifierait plutôt "ça
n'a aucun sens, ça ne tient pas debout", comme c'est
le cas aussi pour l'anglais it makes no sense. Une vérification
effectuée au Trésor de la langue française
au Québec permet de constater que cet emploi de l'expression
ne figure pas en clair dans les dictionnaires de France, mais
qu'il se rencontre assez souvent à l'écrit (exemples
relevés en France, au Luxembourg et au Québec).
Ainsi, on le trouve sous la plume du journaliste Jean-Paul Fitoussi,
dans Libération (25 mars 1996): "Il ne fait
aucun sens de dire que la société a choisi le chômage".
Il faut souligner ici le fait que la distinction entre les deux
significations de l'expression n'est pas toujours facile à
établir. Une phrase comme Ce que vous dites ne fait
aucun sens pourrait être comprise de l'une ou de l'autre
façon: "ce que vous dites ne signifie rien",
ou encore "ce que vous dites ne tient pas debout".
Un passage relevé chez le grand linguiste que fut André
Martinet m'a d'ailleurs laissé dans l'embarras: laquelle
des deux acceptions fallait-il y voir? Si, explique Martinet,
une personne comprend mal le dernier mot de la phrase C'est
une bonne bière (ou: pierre?), elle est obligée
de faire un choix entre les deux possibilités, parce qu'il
n'y en a pas d'autre; et il ajoute: "La notion d'un message
intermédiaire ne fait aucun sens".2 On voit donc
que la première signification de l'expression appelle
la seconde (ce qui n'a pas de signification ne tient pas debout),
de sorte qu'on peut se demander s'il est nécessaire d'invoquer
l'influence de l'anglais. Le passage du sens 1 au sens 2 est
susceptible de se produire de façon spontanée.
Quant à savoir si le premier sens qu'a l'expression en
français depuis deux siècles viendrait déjà
de l'anglais, bien malin qui pourra le démontrer: le français
et l'anglais sont deux langues qui n'ont pas cessé de
s'influencer l'une l'autre depuis presque un millénaire.
Madame Beaudoin a-t-elle fait une faute? Le moins qu'on puisse
dire, c'est que son procès a été mal engagé.
Mais une chose est sûre: son inquiétude au sujet
du tort que pourrait causer l'anglais dans une société
bilingue à la Pierre Bourque a un fondement réel.
L'explication qui précède laisse déjà
entrevoir que la proximité sémantique des deux
langues pourrait jouer un mauvais tour aux francophones dans
un contexte de bilinguisme généralisé.
CLAUDE POIRIER
Trésor de la langue française au Québec
Université Laval
1 Longman Dictionary of American English, 1997.
2 André Martinet, Éléments de linguistique
générale, Paris, Armand Colin, 1967, p. 23.
|