Le Pen, une erreur méthodologique?
Claire Durand a disséqué le travail
des sondeurs français lors de la dernière élection
présidentielle
Premier tour des élections présidentielles françaises,
21 avril 2002. Alors que tous les sondages donnent les candidats
Chirac et Jospin favoris pour passer au deuxième tour,
Le Pen (16,9 %) coiffe Jospin (16,2 %) au fil d'arrivée.
La France est sous le choc, consternée de voir le leader
du parti d'extrême-droite franchir le premier tour des
présidentielles. Aucun des sondages publiés dans
les semaines précédant l'élection n'avait
laissé entrevoir pareil résultat. Les sondeurs
ont-ils dormi au gaz?
"Des situations similaires se sont déjà produites
en Grande Bretagne et au Québec, signale la spécialiste
des sondages, Claire Durand. Par contre, les conséquences
ont été plus frappantes en France. Si une firme
de sondage prédit le bon vainqueur, elle peut se tromper
de plusieurs points par rapport au score obtenu le jour du vote,
sans que personne n'en fasse de cas. Par contre, si elle fait
une erreur de quelques points seulement mais qu'elle prédit
le mauvais gagnant, c'est la catastrophe."
Invitée par le Département de mathématiques
et de statistique dans le cadre des Séminaires de statistique,
la professeure à l'Université de Montréal
a livré les principales conclusions de l'autopsie qu'elle
et ses collègues André Blais et Mylène Larochelle
ont pratiquée sur le travail des instituts français
de sondage lors de cette élection. Premier constat: les
sondages, réalisés par six instituts, sont tombés
pile pour les scores obtenus par Chirac et Jospin. Cinq des six
instituts ont accordé 18 % des intentions de vote à
Lionel Jospin lors du dernier sondage, "une unité
de vue qui ne peut être le fruit du hasard", commente
Claire Durand. Les sondeurs français pratiquent le lissage
des données au jugé, en fonction de ce qu'ils appellent
"l'expérience professionnelle des sondeurs".
"C'est l'effet Saint-Guillaume", caricature Claire
Durand. La plupart des sondeurs ont étudié dans
le même établissement, situé sur la rue Saint-Guillaume
à Paris, ils se connaissent et il est vraisemblable qu'ils
se parlent avant de publier les résultats de sondage,
ajoute-t-elle.
Si les sondeurs ont visé juste pour Chirac et Jospin,
ils ont tous erré dans le cas de Le Pen, sous estimant
son score par un écart de trois à six points, nettement
à l'extérieur de la marge d'erreur classique, souligne
la chercheure. "Collectivement, les sondeurs ont saisi la
tendance à la hausse pour Le Pen dans les dernières
semaines de la campagne, mais je crois qu'aucun institut n'aurait
pris le risque de publier un sondage qui aurait donné
Le Pen deuxième, de crainte de perdre sa crédibilité".
Les sondeurs vivent dans la hantise permanente de tomber sur
un mauvais échantillon de la population, qui produira
des résultats non représentatifs de la réalité.
À qui la faute?
À qui attribuer la piètre performance des sondages
qui ont précédé les élections françaises?
Aux répondants qui ne disent pas la vérité
ou qui changent d'idée à la dernière minute?
"Les études montrent que c'est rarement le cas",
répond Claire Durand. Aux répondants qui refusent
de révéler leur intention ou aux personnes qui
refusent de répondre au sondage? "Un peu, parce que
ce sont souvent des gens conservateurs qui votent à droite
de l'échiquier politique." À l'échantillonnage?
"Oui, croit-elle. Certains groupes sont sous-représentés
dans les échantillons. C'est le cas, entre autres, des
gens qui ont des numéros de téléphone confidentiels
et des personnes âgées qui vivent en résidences
(sans téléphone personnel). Ces électeurs
votent généralement plus à droite."
Claire Durand pointe aussi un doigt accusateur vers la durée
trop courte des sondages français (2,2 jours contre 6
ou 7 au Canada), qui biaise l'échantillon en fonction
de la disponibilité des répondants. L'application
de la méthode des quotas, le redressement des données
(en fonction du vote aux élections précédentes)
et la répartition des discrets ont également contribué
à brouiller les pistes. Elle propose donc que, pour chaque
sondage, les instituts publient la méthodologie utilisée
pour redresser les données ainsi que les résultats
avant le "redressement en fonction de l'expérience
professionnelle du sondeur".
Le Québec non plus n'est pas à l'abri des subtilités
méthodologiques qui peuvent altérer l'interprétation
des données de sondages, souligne Claire Durand. Ainsi,
la montée rapide de l'Action démocratique dans
les intentions de vote, observée dans les sondages en
2002, correspond au moment où les principales firmes ont
modifié la répartition des discrets, ces quelque
15 % de répondants qui se disent indécis ou qui
refusent de dévoiler leur intention de vote. Traditionnellement,
60 % des discrets étaient attribués aux Libéraux,
30 % au PQ et 10 % à l'ADQ. Depuis quelques mois, les
discrets sont répartis au prorata du score obtenu par
chaque parti dans le sondage. Ce changement a-t-il eu un impact
si important? "Assez pour faire passer l'ADQ devant le Parti
libéral en quelques occasions", répond pragmatiquement
la chercheure.
JEAN HAMANN
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