Des esclaves dans nos placards
La contribution des Noirs à l'évolution
de la société québécoise demeure
largement méconnue
Même si février constitue depuis quelques années
le "Mois de l'histoire des Noirs", leur contribution
à l'évolution de la société québécoise
demeure largement méconnue. Peu d'ouvrages historiques
approfondis existent sur le sujet, hormis par exemple ceux de
Marcel Trudel , auteur d'un Dictionnaire des esclaves et de
leur propriétaire au Canada français. Daniel
Gay, un professeur retraité du Département de sociologie,
veut corriger cette lacune. Après plus de 17 ans de recherche,
il s'apprête à publier un ouvrage sur l'histoire
des Noirs au Québec de 1629 à 1900, pour qu'enfin
ces fantômes prennent la place qui leur revient dans le
passé de notre société.
Le chercheur n'a négligé aucune piste pour retrouver
la trace des premiers Noirs installés en Nouvelle-France,
puis au Canada. Recensements, rapports judiciaires, lettres manuscrites,
gravures dans les journaux, témoignages de nonagénaires,
récits de voyage constituent le matériau dans lequel
il a puisé ses informations. Au détour d'un courrier
prêté par une famille de la région de Lotbinière,
on apprend ainsi qu'il existait des relations commerciales entre
le Québec et la Martinique, ce qui explique que des esclaves
en provenance des Antilles se retrouvent si loin de l'axe principal
du commerce triangulaire.
Les années d'esclavage
Jusqu'à la fin du 18e siècle, quelques centaines
de Noirs, originaires d'Afrique ou des Antilles, font donc l'objet
d'échanges et se retrouvent à travailler au Québec
comme domestiques, ou à défricher les terres. Très
peu de données existent sur leurs conditions de vie, mais
l'image d'un esclave heureux vivant intégré dans
les familles d'alors, colporté par certains historiens,
heurte le chercheur. "L'esclavage n'a pas de nationalité,
qu'il s'exerce en Martinique ou dans le Sud des États-Unis,
soutient-il. Certains propriétaires étaient peut-être
corrects, mais cela reste un système d'exploitation et
de domination".
Si l'Empire britannique, dont fait alors partie le Canada, abolit
l'esclavage en 1833, certains propriétaires continuent
à détenir ces travailleurs bon marché pendant
quelques années. Parmi les élites, plusieurs invoquent
d'ailleurs le caractère divin de l'esclavage, car il permet
au maître de soigner et d'éduquer un être
inférieur. Pourtant, dans le même temps, les annales
judiciaires témoignent des risques pris par certains citoyens
pour cacher des esclaves fugitifs. De plus, une fois le système
aboli au Canada, des journalistes imminents identifiés
aux libéraux dénoncent le système en vigueur
aux États-Unis.
"Des mouvements abolitionnistes existaient au Québec.
Ainsi, vers 1862, le procès d'un Noir américain
du Kentucky réfugié à Ottawa a donné
lieu à des manifestations de soutien à Montréal,
rappelle Daniel Gay. On a parfois l'impression, lorsqu'on lit
l'histoire du Québec, que les gens étaient cachés
derrière leur paroisse en train de prier et de travailler
la terre, alors que certains milieux connaissaient une véritable
effervescence." Le chercheur veut donc dépoussiérer
ce pan oublié de l'histoire et mettre en lumière
les débats contradictoires qui faisaient rage à
cette époque.
Un Québec raciste?
Ainsi, les Black Minstrel Show, ces spectacles où
des Blancs se noircissaient le visage pour se moquer des travers
de Noirs, avaient pignon sur rue à Montréal à
la fin du 19e siècle, et les thèses très
racistes s'étalaient à longueur de journaux, aux
côtés de ces publicités de buanderie rappelant
que "blanchir un nègre n'est pas chose facile".
Dans le même temps pourtant, le poète Émile
Nelligan se montrait très ouvert à la question
des Noirs, et ces derniers avaient accès ici à
de la formation. Ainsi, un des premiers évêques
noirs américains, James Uncles, a étudié
la prêtrise au Collège de Saint-Hyacinthe, tandis
qu'un député mulâtre d'Alabama en 1872 a
appris le droit au Collège de Montréal.
Il suffit donc d'examiner les archives d'un il neuf pour voir
se révéler l'image d'un Québec moins blanc
et moins homogène que l'histoire officielle ne l'a laissé
croire. Tout au long du 19e et au début du 20e siècle,
des Noirs ont choisi de vivre dans cette province, bien avant
que la vague importante d'immigrants n'arrive des Antilles, d'Afrique
ou d'Haïti, dans les années 1950. Ces Noirs étaient
souvent employés comme domestiques, élevaient les
enfants de l'élite, ou s'exerçaient au commerce,
comme les Boudreault, propriétaires d'une auberge employant
une trentaine d'employés en 1841 dans le quartier Saint-Roch,
ou les Noël, qui dirigeaient "un magasin de liqueurs
fortes" à la même période. Un certain
nombre de mariages mixtes ont eu lieu également dès
cette période, venant colorer quelque peu l'héritage
génétique des Johnson, Ladouceur, Charest ou des
Lepage. La recherche de Daniel Gay permettra donc peut-être
de sortir quelques ancêtres familiaux des placards.
PASCALE GUÉRICOLAS
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