Le roman musicien
Dans "Orfeo", Hans-Jürgen Greif emprunte avec
originalité le thème du castrat, proposant une
exploration proprement musicale de la voix humaine
Professeur de littératures allemande et française
à la Faculté des lettres, Hans-Jürgen Greif
est aussi un solide auteur de récits, notamment le très
beau recueil de nouvelles Solistes, publié en 1997
et qui mettait en scène des personnages habités
par les monomanies les plus diverses. Dans un roman qui vient
à peine de paraître aux éditions L'instant
même, Greif brosse un tableau du milieu de la musique classique
aussi décapant que tragique, où apparaît
l'écart entre l'authenticité et sa reconnaissance.
Le titre du livre, Orfeo, est aussi le nom de scène
du personnage central, Lennart Teufel. Laissé orphelin
et handicapé par un terrible accident, Lennart a été
recueilli par "la Signora", professeure de piano bouleversée
par la tessiture du jeune homme. L'accident n'est pas pour rien
dans l'éclosion de ce talent: non seulement la perte de
ses parents a-t-elle concentré l'attrait de la musique
déjà actif chez l'enfant, mais la destruction de
ses testicules ayant modifié l'évolution de sa
voix, il a développé un registre semblable à
celui de ces vedettes étranges d'un autre âge, les
castrats.
Après douze ans d'apprentissage en vase clos, le jeune
chanteur est remis entre les mains de Weber, ancien élève
de la Signora devenu critique musical. Dès lors, cette
ouverture d'Orfeo au monde extérieur ne laissera personne
intact. Le tuteur tout comme son épouse, au détriment
de leur union, en tombent chacun amoureux, transportés
par sa voix jusqu'en des contrées inhumaines. Même
les animaux succombent au charme, ainsi qu'il arrivait lorsque
l'Orphée mythique déployait sa lyre. Face à
ce son, le domaine terrestre acquiert une fadeur incurable, au
profit d'une fascination idéaliste pour les grandes oeuvres
chantées.
Malheureusement, les us et coutumes de l'intelligentsia musicale
s'opposent tout à fait au caractère aérien
du pur Orfeo. Marginal jusque par sa hauteur de vues et de sentiments,
il vivra dans la douleur son début d'insertion sociale.
Le public a beau l'adorer spontanément, on ne traverse
pas si aisément l'institution musicale, peuplée
d'orgueils tenaces et tentaculaires.
De la technique et de l'émotion
Une des grandes forces du roman de Greif est la manière
dont il "raconte" la musique, transposant la subtilité
des prestations d'Orfeo dans des descriptions qui, si elles ne
manquent pas d'être savantes, permettent de saisir la fusion
de la technique et de l'émotion qui fait la particularité
du musico, légataire intempestif de Farinelli et
de ces autres phénomènes d'autrefois: "Le
legato était parfait, la mise de voix sur "cor",
un inquiétant la bémol3, juste assez longue
pour faire comprendre le tourment de Sextus. L'aria enchaîna
avec le portamento di voce, où le chanteur lie
une note à l'autre, sans reprendre son souffle."
(p. 64).
Génie maudit, Orfeo s'avère plus proche des merles
que de ses semblables. Weber, considérant ces volatiles,
ne manque pas de les associer, consciemment ou non, au castrat:
"Weber adorait cet oiseau, un vieux mâle qui, au fil
des ans, avait perfectionné ses roulades. [...] Une voix
prodigieuse, unique peut-être. Au chalet, en plein mois
de juillet, tous les soirs deux ou trois merles se donnaient
la réplique. Mais celui-ci dans la cour avait quelque
chose en plus, l'écouter demeurait un plaisir physique.
Les arias de son répertoire ne se ressemblaient que superficiellement."
(p. 46). Le roman de Greif, qui devrait se rallier l'attention
des mélomanes, offre une perspective saisissante sur le
décalage entre l'intuition esthétique et l'existence
commune. Vision romantique, certes, mais d'une exécution
irrésistible.
THIERRY BISSONNETTE
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