Au temps bipolaire des cathédrales
L'historien Didier Méhu nous invite à
revoir quelques idées reçues en décryptant
le fonctionnement de la société médiévale
Il suffit de constater le nombre de boutiques médiévales
à Québec, l'engouement autour de certains films
utilisant plusieurs symboles médiévaux comme Le
Seigneur des anneaux ou Harry Potter, sans compter
le succès en librairie des livres consacrés à
ce thème, pour comprendre que le Moyen Âge a la
cote actuellement en Occident. Didier Méhu, professeur
spécialisé dans cette période au Département
d'histoire, inaugurait la semaine dernière une série
de dix conférences, au Musée de la civilisation,
visant à revoir quelques idées reçues sur
cette question. La série va d'ailleurs accompagner la
grande exposition sur le Moyen Âge qu'inaugure ce musée
le 21 mai prochain.
Soucieux de remettre les pendules à l'heure, le conférencier
a tenu avant toute chose à préciser quelques balises
historiques. Si pour le commun des mortels, le Moyen Âge
commence en Occident au 4e siècle avec la chute de l'empire
romain pour s'achever au 15e siècle, avec la découverte
de l'Amérique, les chercheurs comme Didier Méhu
prolongent plutôt cette période. Aux yeux de ce
dernier, le Moyen Âge se définit avant tout comme une société
profondément structurée par la religion chrétienne
et qui ne s'achève, par conséquent, qu'avec la
révolution industrielle, scientifique et politique du
18e siècle.
Le pire et le meilleur
Refusant d'adopter la vision d'un Moyen Âge obscurantiste,
dévasté par l'Inquisition, les massacres des Croisades,
les ravages de la féodalité, ou celle au contraire
d'un âge d'or de la solidarité humaine, de l'amour
courtois ou de la fête, l'historien invite le grand public
à faire preuve de nuances pour comprendre comment tous
ces éléments ont pu coexister simultanément.
Les chercheurs s'intéressent désormais à
de nouvelles archives que leurs prédécesseurs avaient
négligées pour décrypter le fonctionnement
de la société médiévale. Ainsi, les
petites histoires moralisatrices utilisées par les prêcheurs
sur les places publiques en apprennent beaucoup sur l'influence
de l'Église.
L'une d'elles met ainsi en scène une femme adultère
convertie, après avoir vu son amant brûler dans
les flammes de l'enfer. Cette histoire correspond justement à
l'invention du purgatoire au 12e siècle, un lieu intermédiaire
dont on peut sortir plus rapidement en donnant des biens à
l'Église ou en fondant une chapelle. Selon Didier Méhu,
la création du purgatoire permet aussi d'intégrer
dans la société médiévale une nouvelle
classe sociale en plein essor - celle des marchands et des bourgeois
- puisque jusque-là, le commerce n'était pas considéré
comme un travail. La religion joue donc un rôle prépondérant
dans l'organisation sociale.
Il suffit d'ailleurs d'observer la place prépondérante
que les cathédrales, comme celle de Chartres, en France,
occupent dans le paysage, pour se convaincre de l'importance
du catholicisme à cette période. Le chercheur souligne
ainsi que l'église se trouve toujours au coeur du village
ou de la ville médiévale, les rues se développant
en cercles concentriques très serrés autour. Cette
image d'un îlot habité s'oppose à celle de
la forêt hostile tout autour, domaine du mal, où
vivent les monstres. "C'est le lieu d'exploit des chevaliers
qui vont y prouver leur bravoure dans les romans de la Table
ronde, explique le conférencier. La forêt constitue
aussi un refuge pour les réprouvés, les amoureux
contrariés. Des ermites s'y installent aussi pour éprouver
leur foi, puis des ordres religieux."
Un monde à deux faces
Cette vision d'un monde bipolaire, où les ténèbres
dominent au royaume des arbres tandis que le bien triomphe dans
le bourg, aurait notamment poussé nos ancêtres à
défricher un tiers de la forêt occidentale entre
le 10e et le 13e siècle. Mais cette conception d'un centre
positif et de sa marge négative a aussi des conséquences
sur la création artistique au Moyen Âge. Images
à l'appui, le conférencier a souligné que
si les portails des cathédrales, les lieux centraux de
ces édifices, regorgeaient de statues de saints, les corniches
des toits, les hauts de clocher en périphérie comptent
de nombreuses sculptures d'êtres mi-humains, mi-animaux,
de gargouilles effrayantes ou de scènes carrément
pornographiques. Même observation dans les manuscrits pieux
dont le texte central invite à la piété,
mais qui compte dans les marges nombre de scènes osées.
Pour bien décrypter les documents, les coutumes ou les
bâtiments hérités du Moyen Âge, il
faut donc, selon Didier Méhu, prendre soin de comprendre
le système de pensée de nos lointains ancêtres
pour ne pas commettre d'erreurs d'interprétation. Trop
souvent, en effet, les historiens d'aujourd'hui jugent le passé
en fonction de nos valeurs modernes. Par exemple, à entendre
Didier Méhu, parler d'une époque préféministe
à cette période relève de l'exagération.
Certes, les femmes occupent une place importante dans la religion
au 12e siècle. Mais l'Église, qui les considère
toujours comme des filles du péché, cherche surtout
à les convertir.
PASCALE GUÉRICOLAS
|