Dans l'esprit de Norman Bethune
L'oeuvre du chirurgien Jean Couture inspire un documentaire
sur la rencontre des médecines occidentale et chinoise
Ils sont 1,2 milliard, ils affichent une certaine insouciance
face aux pesticides organochlorés et à la pollution
industrielle et environ 350 millions d'entre eux fument - d'où
la ruée vers l'Est des fabricants de cigarette en quête
d'un nouveau Klondike. Chaque année, le tabac conduit
à leur dernier repos 1,3 million de Chinois. Quant à
la pollution, elle fait un nombre incalculable de victimes au
pays du cancer levant. Résultat? Ce peuple est aujourd'hui
confronté à une réalité qu'on dirait
tirée tout droit d'un biscuit chinois: "Le progrès
apporte la fortune et l'infortune".
Lorsque Jean Couture s'est rendu dans ce pays pour la première
fois au début des années 1990, il a été
sidéré par ce qu'il y a découvert. "Dans
environ 70 % des cas, les gens se présentaient à
l'hôpital avec un cancer tellement avancé qu'on
ne pouvait plus rien pour eux. Je revivais là-bas les
mêmes frustrations que j'avais connues ici quand j'ai commencé
à pratiquer la médecine en 1954. Il fallait aider
les Chinois à combler rapidement ce retard d'un demi-siècle."
Diplômé de la Faculté de médecine
en 1949, professeur depuis 1954, directeur du Département
de chirurgie de 1981 à 1989 et professeur émérite
toujours actif, Jean Couture n'est pas tombé dans la coopération
internationale quand il était petit. Il lui a fallu attendre
l'heure de la retraite pour découvrir cette passion qu'il
qualifie de "la chose la plus extraordinaire qui soit arrivée
dans ma carrière". En 1987, deux chercheurs chinois
en séjour à Québec lui suggèrent
de créer un programme de stages entre l'Université
Laval et un hôpital de Changchun affilié à
l'Université Norman Bethune, dans la province de Jilin.
Petit à petit, l'idée fait son chemin. En 1990,
Jean Couture convainc l'ACDI d'investir 500 000 $ dans la création,
à Changchun, d'une unité d'oncologie semblable
à celle de l'hôpital du Saint-Sacrement.
Former, soigner, prévenir
La première phase de ce projet consistait à
former du personnel capable d'utiliser les connaissances de la
médecine moderne pour soigner les cancéreux. Le
chirurgien persuade alors une vingtaine de personnes de l'hôpital
du Saint-Sacrement, de l'Hôtel-Dieu de Québec et
de l'hôpital Laval, dont plusieurs professeurs de la Faculté
de médecine, de participer à la formation de stagiaires.
Au cours des années qui suivent, ils accueillent et forment
45 médecins, infirmières et épidémiologistes
chinois qui retournent ensuite pratiquer à l'Unité
d'oncologie Bethune-Laval de Changchun. L'appellation de cette
unité associe le nom de l'Université à celui
du grand médecin canadien Norman Bethune, qui s'est rendu
en Chine pendant la révolution pour soigner des blessés
et former des médecins.
Par la suite, Jean Couture supervise la mise sur pied d'un programme
de soins palliatifs, comprenant une "salle de sollicitude
affectueuse", qui permet aux patients de "vivre avec
dignité les derniers jours de leur vie et de quitter ce
monde dans une ambiance sereine". Puis, en collaboration
avec la Société canadienne du cancer, l'Unité
a lancé une campagne de prévention contre le cancer
qui met en vedette Mark Rowswell, un humoriste canadien qui fait
un tabac en Chine.
Une rencontre féconde
En dix ans, l'Unité d'oncologie Bethune-Laval a traité
des milliers de Chinois atteints de cancer. Pour le bien des
malades, la médecine occidentale a ainsi mis le pied dans
un hôpital où prévaut la médecine
traditionnelle chinoise. Le cinéaste Edgar Soldevilla
est allé voir comment les médecines occidentale
et chinoise cohabitent dans ce corps étranger qui se développe
au sein d'un organisme chinois. Dans son documentaire de 52 minutes,
intitulé Dans l'esprit de Norman Bethune, lancé
hier soir à la Bibliothèque Gabrielle-Roy, le cinéaste
aborde la question de la déshumanisation des soins dans
la médecine occidentale et du risque d'évacuer
la spécificité de la médecine chinoise -
les soins de l'âme - du traitement des malades.
Par le biais des témoignages de Jean Couture, de son collègue
chinois Liu Guogin, d'anthropologues médicaux - dont Serge
Genest, de l'Université Laval -, de patients et du personnel
de l'Unité oncologique, Edgar Soldevilla montre comment
l'approche préconisée à l'Unité d'oncologie
Bethune-Laval favorise une rencontre féconde des deux
cultures médicales. Dans les dernières secondes
du documentaire, Jean Couture compare le modèle développé
à l'Unité d'oncologie Bethune-Laval à "une
goutte d'eau qui pourrait faire boule de neige". Le modèle
a déjà été repris dans deux autres
villes chinoises et il est question de l'exporter vers d'autres
régions de ce pays. Le propos du documentaire d'Edgar
Soldevilla porte à penser que ce ne serait pas une mauvaise
idée de l'exporter au Québec également.
JEAN HAMANN
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