Au nom des enfants à naître
Le chercheur Raymond Lambert dénonce
l'épidémie de grossesses multiples issues du traitement
de l'infertilité
Les bébés in vitro ont une santé de verre
et il est plus que temps de forcer les cliniques de fertilité
à modifier leurs façons de faire. En vertu des
principes énoncés dans le Code de Nuremberg et
dans la déclaration d'Helsinki sur la protection des sujets
humains, "le transfert de plus d'un embryon n'aurait jamais
dû atteindre le premier stade des essais cliniques et,
à plus fortes raisons, devenir une pratique médicale
largement acceptée", affirme Raymond Lambert, dans
un article dur et provocateur publié dans le dernier numéro
de la revue scientifique Human Reproduction.
Professeur à la Faculté de médecine et membre
du Centre de recherche en biologie de la reproduction, Raymond
Lambert a été membre de l'équipe du CHUL
qui a supervisé la naissance du premier bébé
éprouvette québécois en 1985. Deux ans plus
tard, il quittait ce poste, notamment en raison de questionnements
éthiques. Aujourd'hui, ce chercheur met à profit
son expérience du domaine et sa position d'observateur
extérieur pour "brasser la cage" afin que soit
revue rapidement la pratique qui consiste à transférer
plusieurs embryons chez une femme traitée dans une clinique
de fertilité. "Il y a présentement une épidémie
de grossesses multiples venant du traitement de l'infertilité",
explique-t-il. Aux États-Unis, on parle de 40 % de grossesses
multiples chez les couples qui ont recours à la FIV (fécondation
in vitro), 35 % au Canada et 30 % en Europe.
Enfants à risques
Les enfants issus de ces grossesses courent significativement
plus de risques de souffrir de problèmes de santé
ou de problèmes psychologiques que les enfants conçus
naturellement, constate-t-il après avoir passé
en revue les études réalisées sur la question.
Le principal facteur explicatif serait la grossesse multiple.
Le souci d'obtenir de bons taux de succès a incité
les cliniques à transférer plusieurs embryons,
négligeant du coup la santé des enfants. "Dans
les années 1980, les méthodes n'étaient
pas encore au point, explique-t-il. Il y avait moins de grossesses
multiples, même si on transférait trois ou quatre
embryons, de sorte que nous n'étions pas conscients de
l'impact des grossesses multiples sur la santé. En 1985,
le taux de succès était de 5 %. Aujourd'hui, il
atteint environ 50 %. On est en droit de se demander si les médecins
qui effectuent encore des transferts multiples d'embryons agissent
de façon responsable sachant que les problèmes
qui affecteront ces enfants pourraient être évités."
Le rêve de donner la vie à un enfant peut tourner
au cauchemar lorsque plusieurs embryons s'implantent avec succès
dans l'utérus, compromettant la santé de la mère
ou des enfants à naître. "C'est une tragédie
pour les enfants et pour la famille, sans parler des coûts
importants pour la société, souligne Raymond Lambert.
Il est contraire à l'éthique de causer du tort
lorsque des alternatives de traitement plus sécuritaires
existent. Appliqué au domaine de la reproduction assistée,
ce principe signifie qu'il va à l'encontre de l'éthique
d'employer des procédures cliniques qui provoquent une
grossesse multiple lorsqu'il est possible d'avoir une grossesse
unique."
Une loi?
En 2001, la Société européenne de reproduction
humaine et d'embryologie a proposé des mesures dont l'objectif
est d'en arriver à une naissance par grossesse induite
par FIV. Deux ans plus tôt, la Société américaine
de médecine reproductrice avait adopté une approche
beaucoup moins contraignante: les bonnes candidates peuvent recevoir
deux embryons et les patientes avec de moins bons pronostics
peuvent en recevoir jusqu'à cinq! "Les directives
de la Société américaine sont tout à
fait inadéquates, estime Raymond Lambert. Je crois d'ailleurs
qu'elles sont en révision".
Les différences entre Américains et Européens
s'expliquent, croit-il, par des questions de philosophie des
soins de santé et par la compétition que se livrent
les cliniques de fertilité aux États-Unis. "Le
taux de succès des cliniques est leur principal outil
de marketing. Les patients ont une attitude de consommateurs
et ils choisissent la clinique qui leur assure le meilleur taux
de succès." Plus le nombre d'embryons transférés
est élevé, plus les chances qu'au moins un d'entre
eux s'implante augmentent et plus une clinique pourra revendiquer
un taux de réussite élevé.
Les mesures adoptées en Europe constituent un bon pas
pour réorienter "des pratiques qui sont devenues
douteuses avec les années", constate Raymond Lambert.
Il faut cependant parvenir à les appliquer. Au Canada,
même si les autorités médicales ont recommandé
de réduire le nombre d'embryons transférés,
les centres de FIV ont peu changé leurs pratiques, soutient-il.
Reste donc à trouver, dans chaque pays, la meilleure façon
de mettre en application ce qui s'impose comme l'évidence
aux yeux d'un nombre grandissant d'observateurs. "Les mentalités
sont mûres pour un changement des pratiques dans le domaine
des nouvelles technologies de la reproduction, croit le chercheur.
Les associations professionnelles doivent non seulement trouver
moyen d'appliquer les nouvelles lignes directrices, mais aussi
de tout mettre en oeuvre pour s'assurer qu'un épisode
aussi regrettable de l'histoire de la médecine ne se reproduise
jamais."
JEAN HAMANN
|