Le chroniqueur impudique
Les Presses de l'Université Laval publient un ouvrage
remarquable sur le peintre Marcel Baril
Singulier, déroutant, éclaté, l'oeuvre
du peintre figuratif québécois Marcel Baril, décédé
à Paris en 1999 après un exil de pratiquement un
demi-siècle dans la Ville Lumière, est tout sauf
banal. Reflet des souvenirs du peintre ou fruit de son imagination,
cet oeuvre surprend, dérange, étonne et séduit
tout à la fois. Cette imagerie particulière et
extravagante accorde une place non négligeable au rêve
et à l'érotisme. Elle rappelle le style naïf,
mais aussi le réalisme, le surréalisme, le baroque
et l'expressionnisme. Marcel Baril est pourtant un inclassable
qui ne se réclamait d'aucun courant artistique. Diplômé
de l'École des beaux-arts de Montréal, ce peintre
de la vie humaine est né à Warwick en 1917. Il
fut un artiste inventif et polyvalent qui explora hardiment et
sans détour, avec une originalité certaine et une
grande maîtrise de la couleur, toute une panoplie de thèmes
essentiels. Parmi ceux-ci, mentionnons l'enfance, la tendresse
et l'amour, de même que la solitude, la violence et la
mort.
Voilà résumé en quelques mots le contenu
d'un bel ouvrage abondamment illustré de près de
300 pages, publié récemment aux Presses de l'Université
Laval sous le titre Marcel Baril, figure énigmatique
de l'art québécois. L'ethno-historien
Philippe Dubé et l'historien d'art David Karel, tous deux
professeurs au Département d'histoire, ainsi que le cinéaste
Philippe Baylaucq, auteur du film documentaire Mystère
B. consacré à Marcel Baril, signent les textes
de ce livre-témoignage.
Un monde étrange et percutant
Parcourir Marcel Baril, c'est découvrir un
univers à la fois complexe et insolite, peuplé
d'animaux, d'enfants et d'adultes, mais aussi de cadavres et
de créatures monstrueuses. D'ailleurs, certaines images
sont proprement hallucinantes, voire cauchemardesques. Le divin
a également sa place dans l'univers barilien. Dans Qui
es-tu?, on voit le peintre lui-même poser sa main sur
l'épaule du Christ. Le monde éminemment personnel
que Marcel Baril a développé sur plus de 300 tableaux
est habité par des êtres au regard fixe et au corps
mince et raide, sans expression particulière sur le visage,
et ce, même dans les scènes d'intimité. Tel
est le cas des personnages livides de Bach, la Passion selon
saint Matthieu. Dans une église ou cathédrale,
les choristes se tiennent debout à l'arrière-plan
sous les trois crucifiés du Golgotha tandis que jouent
les musiciens au premier plan.
Lucide, l'artiste dénonce dans ses tableaux l'inhumanité
de ses semblables. Il entrevoit également des lendemains
sombres pour l'espèce humaine. Les mutants de Paris,
place de la Concorde, an 18 (après guerre atomique)
ainsi que le paysage désertique brûlé par
le soleil de Quand l'homme aura disparu de la Terre témoignent
de son pessimisme. À ce désespoir existentiel,
Marcel Baril oppose son cur d'enfant sous la forme de nombreux
pierrots, funambules et arlequins. Ces personnages, qui sont
autant de représentations de lui-même, sont parmi
les seuls à sourire et à manifester de la joie.
"Baril n'a pas la pudeur européenne,
mais bien l'impudeur du Nouveau Monde, des Amériques,
de dire les choses directement, sans détour. Il parle
cru, mais il parle franc."
L'un des grands
Le point de départ de cet ouvrage remonte à
1993. Durant l'été, Philippe Dubé procédait
au dépouillement du Fonds Hertel à la Bibliothèque
nationale du Québec. Né en 1905, le philosophe
québécois François Hertel, de son exil parisien
à partir des années 1950, a beaucoup influencé
les intellectuels du Québec. Sur le millier d'articles
qu'il a écrits, Philippe Dubé a découvert
que trois faisaient allusion à Marcel Baril. "Je
ne connaissais pas cet artiste et personne autour de moi ne le
connaissait, raconte-t-il. Pourtant, Hertel le présentait
comme le plus grand peintre québécois après
Alfred Pellan."
L'oeuvre de Marcel Baril doit être lu comme un livre écrit
par un chroniqueur qui rend compte le plus fidèlement
possible, et bien souvent sans aucune pudeur, de ce qu'il a vu,
vécu et imaginé. "Baril n'a pas la pudeur
européenne, mais bien l'impudeur du Nouveau Monde, des
Amériques, de dire les choses directement, sans détour,
explique Philippe Dubé. Par une certaine jeunesse, une
certaine naïveté, une certaine audace, il va droit
aux choses. Son oeuvre se situe dans une zone plutôt crue
que cuite. C'est la grande distinction entre les Amériques
et l'Europe. Il parle cru, mais il parle franc." Il ajoute
que l'artiste fait de la figuration narrative qui, loin d'être
représentative, raconte, parle. Quant à ses sujets
et couleurs, ils font très latino-américains, plus
particulièrement mexicains. "C'est le réalisme
merveilleux, précise Philippe Dubé. Cette manière
d'être dans le réel consiste à se projeter
de façon très naïve dans une dimension encore
plus réaliste."
Des images originales
L'oeuvre barilien contient certaines icônes essentielles,
des images qui disent ce qu'aucun autre peintre n'a réussi
à dire. "Captées de manière percutante,
indique Philippe Dubé, ces icônes viennent enrichir
le vocabulaire pictural mondial." La grande peur
est l'une d'elles. Dans ce tableau, un homme nu, au visage déformé
par une vision d'horreur, celle de sa propre mort, est confronté
à sa fin imminente. "Baril peignait très lentement
et il a vécu des mois d'angoisse terrible en peignant
cette toile, souligne-t-il. En fait, chaque tableau était
pour lui une sorte d'ascèse, une manière d'entrer
dans le sujet, de le vivre. Chaque jour donc, en peignant La
grande peur, il était mis devant sa propre fin."
YVON LAROSE
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