9 janvier 2003 |
Élève de Claude Lévi-Strauss, Bernard
Saladin d'Anglure, professeur associé au Département
d'anthropologie, cultive depuis très longtemps une passion
florissante pour la nordicité. Ce qui l'amène autant
en Laponie que dans le Nord canadien, au Nunavik, où il
établit dès 1961 des contacts qui se perpétuent
depuis. C'est alors qu'on lui présente Mitiarjuk Nappaaluk,
avec qui il collaborera plus amplement lors d'un séjour
d'un an dans l'Arctique en 1965.
Dans un milieu où la survie est une préoccupation
de tous les instants, Mitiarjuk est une personnalité d'exception.
Désignée comme chasseresse par son père,
elle fait partie d'un "troisième sexe" social
et se trouve dès lors destinée - à l'exemple
des chamanes - à faire le lien entre hommes et femmes de
même qu'entre générations. Puis, sous l'impulsion
des missionnaires catholiques, elle fait l'apprentissage de l'écriture
syllabique et rédige le compte rendu des activités
de son peuple. Très vite, elle est attirée vers
la fiction, créant dans les années 50 ce qui devait
devenir le premier roman inuit, Sanaaq.
C'est Bernard Saladin d'Anglure qui a incité Nappaaluk
à produire avec son concours une version en écriture
syllabique normalisée. Édité en 1983, l'ouvrage
est diffusé dans toutes les écoles inuit. Désireux
d'en faire profiter un lectorat plus large, l'anthropologue a
maintenant effectué une traduction de l'inuktitut au français,
publiée cet automne par les éditions Stanké
qui viennent déjà de réimprimer le livre
et amorcent sa diffusion en France.
Un travail de réappropriation
Après que des romanciers québécois, Yves
Thériault en tête, se furent projetés dans
la vie des autochtones du nord, il est plus que rafraîchissant
de profiter d'une perspective plus directe, bien qu'elle survienne
dans une période où la culture inuit a subi des
mutations irréversibles. À travers le regard de
Nappaaluk, c'est le quotidien rigoureux et la débrouillardise
incroyable de son peuple qui nous sont découverts, dans
un style intuitif et sautillant.
Entre chronique et fiction, Sanaaq illustre l'essence d'un
peuple aux prises avec les forces de la nature, lutte qui semble
lui éviter les luttes tribales jonchant l'histoire humaine.
"Quand on lit Sanaaq, dit Bernard Saladin d'Anglure,
on est frappé par l'enchaînement linéaire
et pacifique de la vie qui y est décrite. S'il y a violence
elle n'est pas valorisée et relève plutôt
de la nature que des humains. C'est un aspect très attachant
de la vie sociale des Inuit. Mais sous cet apparent pacifisme
se cache une violence potentielle qui transparaît dans la
légende d'Atanarjuat et dans le film qui en a été
tiré. Il y a donc deux facettes à la vie sociale
des Inuit. Une facette où le groupe contrôle tous
ses membres en les soumettant à ses règles collectives:
il faut partager la nourriture, les enfants (adoption généralisée),
les conjoints (autrefois), bref la survie du groupe et sa reproduction
dictaient les règles sociales qui assujettissaient l'individu
au groupe... Néanmoins survenaient épisodiquement
des conflits très graves, notamment en raison du choix
limité de conjoints potentiels, et de l'ambition sans mesure
de certains individus qui tentaient d'abuser de leur force ou
de leur pouvoir (y compris chamanique)... Il est intéressant
que ces deux uvres soient parues la même année :
Atanarjuat [film de Zacharisa Kunuk autour duquel d'Anglure
a publié un livre] développe plus le côté
masculin du pouvoir et ses abus, et Sanaaq , écrit
par une femme, nous montre le pouvoir plus diffus de la femme,
qui imprègne la vie quotidienne des Inuit..."
Le crépuscule des dieux
L'aspect spirituel est certainement le plus problématique
de Sanaaq. Si les contacts avec les missionnaires s'y déroulent
avec facilité, les derniers chapitres, rédigés
plus tardivement, voient l'occultisme ressurgir. Un flou qui n'est
pas sans lien avec les circonstances d'écriture : "Il
y a, explique d'Anglure, deux phénomènes. L'autocensure
de Mitiarjuk, qui écrivait au début pour un missionnaire
catholique, et l'exacerbation des croyances et de l'occultisme
en raison même de la christianisation qui a entraîné
la disparition des chamanes. Or c'étaient ces derniers
qui décryptaient les rêves, les visions, les rencontres
avec les entités non-humaines... Leur disparition a entraîné
une dramatisation de cet aspect de la culture, que les missionnaires
chrétiens ne pouvaient que taxer de diabolique."
À cheval entre un passé qui s'effrite et une modernité
à aménager, l'écrivaine de 71 ans a rédigé
une suite de Sanaaq ainsi qu'un manuscrit ethnographique
de 500 pages, lesquels prolongeront la collaboration avec d'Anglure.
Bien que ce dernier soit à la retraite depuis le mois de
mai, il est d'ailleurs plus occupé que jamais. Il dirige
deux thèses en plus d'être associé à
quatre projets de recherche, sans compter son implication dans
la revue Études inuit et dans le Groupe d'études
inuit et circumpolaires, qu'il a fondés.
"J'ai aussi des projets de films, ajoute-t-il, sur les croyances
traditionnelles et le chamanisme inuit ainsi que la christianisation.
Prochainement devrait passer sur les ondes de Radio-Canada le
film documentaire Le voyage de Charlie, auquel ma femme
Françoise Morin et moi-même nous avons participé
en emmenant en Amazonie péruvienne un jeune leader inuit
du Nunavik, qui avait rencontré chez nous, au Québec,
un de nos amis chamane shipibo, et avait été invité
par lui à lui rendre visite."
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