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12 décembre 2002 ![]() |
On peut (on doit) être croyant et intelligent
L'excellent article de Jean Hamann publié la semaine dernière
dans le Fil résume parfaitement le débat
qui s'est tenu le 26 novembre entre Lawrence. Tisdall et Cyrille
Barrette. Comme le rappelle Jean Hamann, le même débat
s'était tenu en 1999. Mais comme les générations
d'étudiants nous quittent et se succèdent, je soumets
au Fil un texte dont le titre était: "Une
antinomie: science créationniste", que m'avait
inspiré le premier débat.
Deux événements ont récemment pris place
sur notre campus, organisés par un groupe qui se nomme
"Campus pour le Christ". Le premier était un
débat sur "L'origine de la vie" et le second
une conférence sur "L'évolution de l'homme".
Dans l'un comme l'autre cas le conférencier invité,
Lawrence Tisdall, fondateur de l'Association de science créationniste
du Québec, s'est limité à la présentation
des erreurs passées de la science et des questions non
encore résolues. Il a ainsi exprimé son doute sur
la méthode scientifique pour en tirer des conclusions créationnistes
car "on ne peut expliquer scientifiquement l'origine de la
vie" et "le premier couple humain est apparu sur terre
il y a 6 000 ans dans le jardin", non descendant d'ancêtres
préhominiens mais ex nihilo, comme Minerve sortie
tout armée de la cuisse de Jupiter.
Lors du débat, le point de vue de la science a été
présenté par Cyrille Barrette, professeur de notre
université. Il a fait toucher du doigt que la méthode
des conférenciers "créationnistes" consiste
à faire ressortir les points encore obscurs de la science
et à jeter ensuite le discrédit sur tout le processus
scientifique1. Les scientifiques sont les premiers à savoir
qu'en effet l'émotion joue une part non négligeable
dans le processus de "découverte" scientifique
mais qu'en définitive, "à long terme",
la science demeure rationnelle. On pourra redécouvrir la
lucidité des scientifiques sur eux-mêmes dans l'ouvrage
magistral de T. S. Kuhn (1970). Après tout c'est bien à
des scientifiques qu'on doit les doutes mêmes entourant
l'origine de la vie et les incertitudes sur les "chaînons
manquants".
Mon propos ici n'est pas d'argumenter sur les bases des affirmations
des créationnistes2; les lignes qui précèdent
visent simplement à situer le débat. Mon propos
est ailleurs. Le terme même de "science créationniste"
est absurde autant d'un point de vue scientifique que d'un point
de vue chrétien. La science est le partage de données
évidentes puis l'usage de la raison afin d'organiser ces
évidences et de nous comprendre nous-mêmes et le
monde qui nous entoure. Sur la nature de la science on pourra
lire avec profit l'excellent livre de J.-R. Roy (1998). La notion
de foi sous-entend une humble acceptation de nos limites et la
considération que la nature humaine possède au moins
deux facettes, ou dimensions, dont l'une est rationnelle et l'autre
qui ne l'est point est faite de confiance. Ces deux facettes coexistent,
ou peuvent coexister, en nous mais sont incommensurables. On peut
être chrétien et scientifique mais, d'un point de
vue juif et chrétien, vouloir raisonner la foi est contraire
à toute la révélation biblique qui dit que
Dieu est inconnaissable et caché à la raison. Cette
dichotomie est exprimée de façon imagée ou
explicite à chaque page de la Bible, le nom propre de Dieu
n'est pas prononçable, le fruit de la connaissance est
incompatible avec le maintien au jardin d'Éden (Gen. 3:5),
Moise ne peut contempler le buisson ardent où se tient
Dieu (Exo. 3:6), Élie se voile la face lorsque passe la
brise divine (Rois 19:11-13), Jésus Christ évite
sans cesse la publicité (ex.: Mat. 16:20; Mat. 17:9; Luc
8:22; Jean 20:29; etc.).
Vouloir rationaliser la foi est donc une erreur. De même,
encore d'un point de vue chrétien, vouloir inféoder
la science à des croyances religieuses en est une autre.
Cette tentation n'est pas nouvelle, elle a déjà
été dénoncée par des chrétiens
éclairés il y a un siècle. [...]
L'erreur créationniste a donc été reconnue
il y a bien longtemps; c'est une ingérence religieuse dans
la science, aussi dépourvue d'intelligence qu'en son temps
celle du Pape contre Galilée3. Le créationnisme
est une notion religieuse4. L'évolutionnisme est une notion
scientifique. On porte gravement préjudice à la
science comme à la foi en mélangeant les genres.
J'ai peu à ajouter à cette lettre de 1999, si ce
n'est qu'on peut - et même qu'on doit - être chrétien
sans être créationiste. Si on est croyant, qu'on
accepte que Dieu est à l'origine et qu'Il a créé
l'humain à son image, ce n'est pas par hasard qu'Il nous
a doté d'une intelligence. Ce n'est pas pour la cacher
sous le boisseau, comme la lampe de la parabole, c'est pour nous
en servir.
1. Cabanac, P. 1901. Un prédicateur protestant du
XVIIe siècle, Michel Le Faucheur. Montauban: Imprimerie
administrative & commerciale J. Granié.
Kuhn, T. S. 1970. The structure of scientific revolutions.
Chicago: University of Chicago Press.
Roy, J. R. 1998. Les héritiers de Prométhée.
Québec: Presses de l'Université Laval.
2. Encore que le discours de L. Tisdall prête le flanc à
de nombreuses critiques sur le plan scientifique strict. [...]
3. En outre, les créationistes de maintenant n'ont même
pas l'excuse de la responsabilité politique du Pape d'antan.
4. Il conviendrait aussi de distinguer foi, religion et théologie
mais, comme dirait Kipling, cela est une autre histoire.
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