Aliens du Saint-Laurent
Des chercheurs du CRAD dressent le premier portrait
des plantes exotiques qui ont envahi le fleuve
Elles ont pris place, clandestinement,
dans la cale de vaisseaux, il y a très longtemps. Elles
ont survécu à un long voyage puis, arrivées
à destination, elles se sont discrètement fondues
dans le paysage. Depuis, patiemment, année après
année, elles se reproduisent, poursuivant inlassablement
leur conquête du territoire. Si Cartier remontait le fleuve
en 2002, il verrait, sur ses rives, 39 espèces de plantes
absentes lors de ses premiers voyages. Une poignée de
ces plantes ont si bien proliféré en terre d'Amérique
qu'elles sont devenues dominantes dans certains milieux, au point
de représenter une menace pour l'intégrité
écologique.
L'impact de de la salicaire sur la biodiversité
n'est pas aussi dramatique qu'on aurait pu le croire,
même si cette espèce est présente partout
le long du fleuve.
Claude Lavoie et Fanny Delisle du CRAD (Centre de recherche
en aménagement et développement), et Martin Jean
et Guy Létourneau du Centre Saint-Laurent viennent de
compléter la première étude qui décrit
avec précision la situation des plantes exotiques dans
les habitats humides du Saint-Laurent. "Toutes les plantes
exotiques ne sont pas envahissantes, précise d'abord Claude
Lavoie. Sur la quarantaine d'espèces exotiques que nous
avons trouvées, il y en a entre quatre et six dont l'abondance
peut causer des problèmes à la flore indigène."
Des voyageuses
La plupart des plantes exotiques du Saint-Laurent sont entrées
au pays par bateau, explique le chercheur. "Au 19e siècle,
le commerce du bois entre le Canada et l'Angleterre amenait environ
1 200 navires par année dans les ports de Québec
et de Montréal. La moitié d'entre eux étaient
vides à leur départ de l'Angleterre. Pour faciliter
la navigation, on remplissait leurs cales de roches, de briques
ou de sable, qu'on déchargeait à l'arrivée.
Ce sable contenait vraisemblablement des graines de plantes européennes."
L'inventaire réalisé par les chercheurs sur 560
kilomètres, entre Cornwall et Trois-Pistoles, révèle
que les plantes exotiques se sont installées partout dans
le corridor fluvial. Dans chacune des sept sections du fleuve,
entre 15 et 18 % des espèces recensées sont d'origine
exotique. Par contre, le succès de ces voyageuses varie
considérablement le long du Saint-Laurent. En effet, dans
la région de Montréal, elles revendiquent maintenant
un peu plus de 40 % du couvert végétal. En aval
du lac Saint-Pierre, elles constituent moins de 10 % de la superficie
occupée par les plantes. Si les marées et la salinité
de l'eau n'ont pas empêché les plantes exotiques
de s'installer, elles semblent du moins avoir contenu leur prolifération,
constate Claude Lavoie.
"De Cornwall jusqu'au lac Saint-Pierre, on peut dire que
certaines plantes exotiques envahissantes constituent maintenant
un problème écologique, déclare-t-il. Lorsqu'elles
couvrent plus de 80 % du couvert végétal, elles
étouffent les espèces présentes, ce qui
diminue fortement la diversité biologique."
Que faire?
Dans le Nord-est américain, l'envahisseur végétal
le plus connu est la salicaire pourpre. Les autorités
américaines, qui lui ont d'ailleurs déclaré
la guerre il y a 15 ans, dépensent annuellement 45 M$
pour contrôler cette indésirable. "En général,
la situation de la salicaire n'est pas aussi dramatique qu'on
aurait pu le croire, même si elle est présente partout
le long du fleuve", affirme Claude Lavoie.
Les autres espèces problématiques sont le butome
à ombelle, l'alpiste roseau et le roseau commun (phragmite).
Les deux dernières espèces "explosent littéralement,
mais de façon très ponctuelle, ce qui a un impact
sur la diversité du milieu", souligne le chercheur.
S'il est trop tard pour intervenir dans le cas du butome et de
l'alpiste roseau, il est encore possible de limiter les dégâts
dans les habitats où les phragmites viennent tout juste
d'arriver, croit-il. "Il faut s'attaquer au problème
dès le départ, sinon ça devient vite un
travail herculéen d'arracher toutes ces plantes."
Selon Claude Lavoie, il faut maintenant miser sur la prévention
en évitant de créer des "fenêtres d'opportunité",
favorables à la propagation des plantes envahissantes.
"Lorsqu'on construit une digue ou un remblai pour assécher
un habitat humide, on leur ouvre une fenêtre." Ainsi,
si le niveau du fleuve était abaissé en raison
du réchauffement climatique ou par décision de
la Commission mixte internationale, la flore indigène
pourrait en payer le prix. "Une réduction de 1 mètre
du niveau du Saint-Laurent augmenterait de 70 % la superficie
des marais qui ne sont pas inondés à l'année
dans le lac Saint-Pierre. Ce nouvel habitat deviendrait alors
une importante pépinière qui favoriserait la prolifération
des plantes exotiques dans le Saint-Laurent", prévient-il.
JEAN HAMANN
|