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31 octobre 2002 ![]() |
On connaît bien l'utopie, de Platon à Orwell,
comme étant une ressource politique de la littérature.
Proposant au lecteur une situation imaginaire dans laquelle nos
institutions sont reflétées ou relativisées,
cette forme de critique attire d'autant plus l'attention si la
fiction est le fait d'un intellectuel reconnu.
André Drainville, professeur au Département de science
politique, s'est récemment commis aux éditions L'Effet
pourpre, avec un curieux roman où prédomine l'acidité
du ton. Les carnets jaunes de Valérien Francur est
présenté comme un sous-produit de carnets confiés
par un vieux professeur à un certain A. C. Drainville.
Valérien Francoeur, chercheur un peu obscur et asocial,
avait le projet d'utiliser ces observations sur le Département
de science politique de l'Université Mazarin, à
Québec, en vue d'en faire un roman qui secouerait la névrose
collective d'un lieu en voie de privatisation. Mais comme Francoeur
à l'exemple d'un certain Valery Fabrikant a
finalement craqué pour la voie des armes, Drainville est
conduit à bâtir lui-même une version romancée
des carnets. C'est donc dans cette écriture à deux
niveaux que nous entraîne l'auteur, qui privilégie
l'utilisation du burlesque plutôt qu'une dénonciation
trop simple, et ce, dans un style irréprochable.
Car si André Drainville pourrait avoir l'air d'un intellectuel
en manque d'une tribune supplémentaire, il n'en est rien.
Son livre démontre une excellente maîtrise de la
plume et une subtilité beaucoup plus grande que ne le laisse
suggérer un pareil sujet. La montée du ressentiment
de Valérien Francoeur, au long de ces carnets, est orchestrée
dans un décor très théâtral et c'est
par la lunette un peu schizoïde du personnage qu'on perçoit
les clowns en place dans ce département fictif. Même
si l'issue désastreuse de ce processus est révélée
d'entrée de jeu, on suit avec une curiosité mêlée
de malaise cette folie en devenir.
À Mazarin, les politologues se divisent en trois clans.
Les tenants du pouvoir symbolique, amateurs de cocktails, portent
tous des noms de vin français: Pinot, Merlot, Mâcon,
etc. Une deuxième frange, plutôt malléable,
est composée d'opportunistes encore plus enclins à
céder au Changement, une idéologie qui menace Mazarin
en rendant tout monnayable (à Mazarin, les étudiants
versent de généreux pourboires aux enseignants).
Enfin, le "reste" est constitué de quelques marginaux
incapables de s'intégrer aux factions dominantes de la
politique interne du Département.
Observateur d'un véritable cirque, Francoeur se veut le
dernier rempart de l'individualité éclairée.
Génie méconnu, gardien de l'intégrité,
il sacrifie jusqu'à sa raison pour résister au cancer
économico-centrique dont ses collègues sont devenus
les propagateurs.
Il y a quelques jours à peine, à l'Université
McGill, le dossier de la privatisation de la Faculté de
droit refaisait surface. De quoi voir dans le roman de Drainville
autre chose qu'un défoulement fantaisiste. Si le portrait
qu'il brosse de l'Université Mazarin demeure très
moliéresque, on y trouve matière à accélérer
le débat sur le destin d'institutions dont l'autonomie
est, pour le moins, en mutation. Une histoire à poursuivre,
bien sûr.
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