29 août 2002 |
Les années 1950 et 1960 ont laissé un souvenir
très amer à bien des aînés du Nunavik,
le Québec arctique actuel. À cette époque,
plusieurs d'entre eux ont assisté impuissants à
la mise à mort d'un nombre élevé de chiens
par des représentants du gouvernement canadien. Les tueries,
qui se sont déroulées dans l'ensemble des communautés
inuites du Nunavik, avaient pour but de contrôler les maladies
transmissibles par ces animaux, dont la rage. On cherchait également
à réduire le nombre de chiens errants. Le problème,
comme l'explique Frédéric Laugrand, professeur à
la Faculté de théologie et de sciences religieuses,
est que le fait d'attaquer les chiens fut perçu par les
Inuits comme une attaque contre la communauté au sens large.
À preuve les témoignages d'aînés rapportés
dans le journal Nunatsiaq News du 26 mars 1999. "Des
femmes, disait l'une, pleuraient comme si elle perdaient des membres
de leur famille." "On aurait dit une tentative de génocide
lorsque nos chiens ont été tués, une tentative
pour nous anéantir", racontait l'autre.
Frédéric Laugrand et son collègue hollandais
Jarich Oosten s'intéressent à la cosmologie des
Inuits, à leurs traditions et à leur histoire récente.
"Cet article de journal nous a conforté dans l'idée
de mener une étude plus poussée sur la place du
chien dans ces cultures", indique Frédéric
Laugrand. Les résultats de cette recherche, qui visait
à mieux comprendre les vives réactions des aînés,
ont paru au mois de mars dernier dans la revue scientifique allemande
Anthropos.
Un pilier de la société traditionnelle
Chez les Inuits d'antan, le rôle du chien était
multiple et, à bien des égards, essentiel. Ainsi,
il repérait les trous de respiration des phoques, il pouvait
trouver son chemin dans le blizzard et il tirait les traîneaux
lors des déplacements. Sur le plan spirituel, il sentait
la présence d'esprits dangereux et en avertissait son maître.
Il protégeait également les humains de tout danger
réel. Son urine, son sang, sa salive et ses excréments,
des substances très appréciées pour leur
pouvoir, servaient à soigner les humains. Dans les cas
extrêmes de survie, on le mangeait, ce qui permettait d'éviter
le cannibalisme. Dans le passé, après des funérailles,
on laissait les chiens consommer les cadavres humains. Sur le
plan cosmologique, on trouve le mythe de cette femme qui marie
un chien et qui donne naissance à des entités mi-humaines,
mi-canines. "En tant qu'animal, précise Frédéric
Laugrand, le chien diffère des humains. Il peut donc être
consommé par ces derniers. Mais son entité sociale
le chien est le seul animal qui porte un nom qui le relie
à un maître lui donne une dimension humaine
chez les animaux."
Un tout quasi indissociable
Il existait une véritable symbiose entre les chiens
et les Inuits. D'ailleurs, le maître et son chien formaient
un tout presque indissociable sur le plan symbolique. "S'ils
forment un tout, ajoute Frédéric Laugrand, on comprend
alors pourquoi tuer massivement des chiens n'importe comment constitue
un acte proche du génocide pour leurs propriétaires.
Une partie de l'humanité de ce tout est en quelque sorte
déjà touchée. L'autre, celle qui reste, est
forcément menacée."
Dans les cas de maladie, la logique des rituels de guérison
- appliqués en dernier recours, il faut le préciser
- consistait surtout à faire saigner l'animal, entre autres
en lui découpant la queue ou les oreilles. "On cherchait
ainsi à rompre ce tout qu'il formait avec son propriétaire
afin précisément de permettre une guérison,
explique Frédéric Laugrand. La maladie, pour les
Inuits, était toujours le résultat d'un déséquilibre
du tout qui a perdu ou gagné un élément."
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