![]() |
20 juin 2002 ![]() |
Chers diplômés et diplömées, au cours
des dernières années, vous avez acquis des connaissances
et développé des habilités qui vous permettent
maintenant soit d'exercer une profession soit d'accéder
à des études supérieures. L'Université,
et par elle toute la société, reconnaît officiellement
cette richesse chèrement acquise et je vous en félicite.
En même temps que vous progressiez dans les sciences qui
sont les vôtres, vous avez développé une conscience
de l'être humain, de sa signification et de son avenir dans
le contexte de la société contemporaine: un sujet
qui intéresse au plus haut point la théologie autant
qu'il la déborde.
Croyez-en mon expérience: ce questionnement ira en s'accentuant
par rapport à vous-même et à ceux et celles
qui vont habiter votre univers: conjoint, enfant, élève,
étudiant; plus généralement ceux et celles
qui partagent notre condition humaine. Toutes les générations,
toutes les cultures témoignent de ce souci de l'humain,
sous formes de rites, de symboles, d'écrits, mais cette
préoccupation revêt une acuité particulière
en cette période qui est la nôtre où se conjuguent
la révolution biogénétique et l'emprise totalitaire
du marché.
L'automne dernier, une trentaine d'intellectuels, de générations
et d'horizons différents, répondaient à mon
invitation de partager leur réflexion et leur expérience
inspirées de leur parcours respectif. S'il est un sujet
sur lequel une unanimité s'est dégagée, c'est
précisément sur les effets imprévisibles
de la révolution biogénétique, fruit de développements
scientifiques des plus importants et source d'espoir pour vaincre
des maladies aujourd'hui incurables.
Comment ne pas s'inquiéter, par ailleurs, de cette perspective
"incestueuse" à certains égards, selon
laquelle il devient possible non seulement de se reproduire entre
gens d'une même famille, mais aussi de reproduire à
partir de soi-même, un autre soi-même, dans un cercle
des plus fermés?
De mes humanités classiques, je conserve le vague souvenir
de certains êtres hybrides imaginés par la mythologie,
comme la sirène mi-femme, mi-oiseau et le centaure moitié-homme,
moitié-cheval. Tant que ces monstres fabuleux n'existaient
que dans l'imagination de leurs créateurs, il n'y avait
pas de quoi s'inquiéter. Aujourd'hui les créateurs
présentent au cinéma une Attaque de colnes qui s'entretuent
- je fais allusion évidemment au dernier Star Wars
- et on se prend à croire que la réalité
pourrait dépasser bientôt la fiction.
On en vient à se demander: qu'est-ce donc que l'homme?
qu'est-ce qui le spécifie? Et je me pose la question:
notre génération doit-elle s'imposer certaines limites
aux expérimentations scientifiques que l'on pratique allègrement
sur l'humain?
Par solidarité avec les gens de ma génération,
je ne voudrais tellement pas que votre génération
et celle de vos enfants aient à déplorer qu'avant
vous des apprentis sorciers aient porté atteinte à
la dignité de l'être humain et à son humanité
même. Vous méritez un meilleur héritage.
Des questions semblables, je m'en pose encore plus depuis que
les excès de l'emprise du marché sur l'organisation
de la vie en société et sur sa façon de "marchandiser"
l'être humain lui-même m'ont amené à
m'impliquer dans les débats suscités par le Sommet
des Amériques. Au nom de collègues évêques
du Canada, tant à la tribune du Sommet parallèle
que devant les chefs d'État réunis dans une prière
commune à la chapelle historique des Ursulines, j'ai plaidé
"pour qu'il n'y ait pas d'exclu" dans les pays du continent
américain.
Là encore, l'enjeu est de taille. Car, poussée
au bout de sa propre logique, la liberté du marché,
sans norme et sans limite, devient une fin en soi. L'être
humain en devient un instrument et une ressource. S'il ne performe
pas, s'il n'est plus utile, il ne compte plus, il devient jetable,
exclu à toute fin pratique. C'est d'ailleurs le contrôle
du marché sur la biogénétique et la recherche
du profit qui font craindre les pires hypothèses quant
à l'évolution de celle-ci.
J'ai le pressentiment que l'humanisation sera le leitmotiv de
grands combats à venir. Elle n'est pas une donnée.
Le terme le dit bien: l'humanisation est plutôt un processus,
une conquête progressive, un chantier sans cesse à
relancer, parce que réalisé par les êtres
vulnérables et limités que nous sommes, par les
êtres libres et autonomes que nous cherchons à être.
Il connaît des avancées et des reculs. Que l'on
songe à la Déclaration des Droits de l'homme qui
a suivi le dernier conflit mondial: elle n'a pas empêché
les différents génocides des soixante dernières
années. Heureusement, au moment où l'on croit que
tout s'écroule, les êtres humains sont souvent capables
de sursauts étonnants au nom de l'humanisme.
Pourquoi ai-je choisi de tenir devant vous des propos aussi graves?
Parce que je suis sûr, à partir de ce que je découvre
chez les jeunes, que ce chantier de l'humanisation interpelle
leur sens de la responsabilité. Comme vétéran
qui y a investi quelques énergies, je vous invite à
y participer à votre tour, comme diplômés.
La génération qui vous suit compte sur vous pour
l'accompagner et la guider.
S'il vous arrivait un jour de désespérer de l'humanité
de notre monde pour des raisons philosophiques, scientifiques
ou pratiques, tournez-vous vers les plus jeunes que vous: c'est
à leur contact que vous reprendrez espoir et que vous trouverez
l'énergie nécessaire pour vous mettre à la
tâche.
![]() |