![]() | 23 mai 2002 ![]() |
Les spécialistes de la nutrition doivent monter aux
barricades pour réduire l'insécurité alimentaire
et la malnutrition qui progressent présentement à
travers le monde. C'est la position que défendent Micheline
Beaudry, du Département des sciences des aliments et de
nutrition de l'Université Laval, et son collègue
Michael Latham, de l'Université Cornell, dans un récent
numéro de la revue Ecology of Food and Nutrition.
Au cours des vingt dernières années, l'iniquité
sociale s'est accrue et le fossé séparant riches
et pauvres s'est élargi, soutiennent les deux experts.
La mondialisation des marchés et la globalisation de l'économie,
avancées comme solutions aux problèmes des pays
en voie de développement, n'ont pas livré la marchandise.
Aujourd'hui, au Sierra Leone, la mortalité infantile est
45 fois plus élevée qu'au Japon et l'espérance
de vie est de 42 ans plus courte. Les iniquités sociales
prévalent également à l'intérieur
des pays. Ainsi, un Blanc de l'Utah ou du Colorado vit 20 ans
de plus qu'un Noir de Washington et 14 ans de plus qu'un Blanc
du Bronx. "Ces iniquités vont en s'accentuant, déplorent
les deux chercheurs. Alors que nous entrons dans un nouveau siècle,
le fossé s'élargit entre riches et pauvres, pays
et peuples."
Pour que crève la faim
Les chiffres qui remplissent ce fossé sont accablants.
En 1998, les avoirs des trois plus riches personnes au monde dépassaient
la somme du produit national brut des 48 pays les plus pauvres.
Douze millions d'enfants de moins de cinq ans meurent chaque année
dans les pays en voie de développement et, dans près
de 55 % des cas, la cause du décès est la malnutrition.
Un pays comme l'Inde, pourtant un régime démocratique,
autosuffisant pour la plupart des denrées alimentaires
de base et assez avancé sur le plan technologique pour
posséder l'arme nucléaire, a un taux de malnutrition
plus élevé que plusieurs pays africains moins bien
nantis, soulignent les chercheurs. Pourtant, la disponibilité
alimentaire ne constitue plus un problème, ni globalement,
ni par continent. "Il y a assez d'aliments pour nourrir toute
la planète, mais ils ne sont pas accessibles aux démunis.
La mondialisation a institué un système qui perpétue
les iniquités", estime Micheline Beaudry.
La mondialisation des marchés et la globalisation de l'économie n'ont pas empêché l'accroissement de l'insécurité alimentaire et de la malnutrition
Depuis deux décennies, le pouvoir des états s'érode au profit du marché et des organisations transnationales, des entités qui ne sont redevables ni aux gouvernements ni aux citoyens, et qui ne sont pas adéquatement réglementées, soutiennent les deux chercheurs. L'Organisation mondiale du commerce s'impose comme le premier gouvernement global, mais aucun citoyen n'est appelé à se prononcer sur ses décisions. Ses membres, d'importance inégale entre eux, délibèrent en secret, prennent des décisions qui favorisent l'industrie et rarement l'environnement, et adoptent des politiques qui encouragent l'agriculture à grande échelle au détriment de la sécurité alimentaire et des petits producteurs. "Les nutritionnistes doivent s'intéresser à ce débat et s'allier aux autres activistes qui luttent pour réduire les iniquités et pour contrer les effets négatifs de la mondialisation", estime Micheline Beaudry.
À ceux qui estiment qu'il s'agit là d'un coup de couteau dans du beurre chaud, la chercheure rappelle que l'activisme des spécialistes en allaitement a porté fruit dans le passé. Dans les années 1970, un boycott international avait été mis sur pied pour contrer les multinationales qui faisaient la promotion des substituts du lait maternel dans les pays en voie de développement. Le lobbying des nutritionnistes avait conduit à l'adoption, en 1981, d'un code d'éthique, élaboré par l'Organisation mondiale de la santé et l'UNICEF, régissant la mise en marché de ces produits. "Notre appel ne changera pas la situation dans le monde demain matin, reconnaît pragmatiquement Micheline Beaudry, mais il faut profiter de chaque occasion qui s'offre pour semer une graine qui risque d'apporter du changement. Ce sont des humains qui ont défini les règles de la mondialisation et ce sont des humains qui peuvent modifier ces règles pour qu'elles prennent en compte l'intérêt de tous."
![]() |