23 mai 2002 |
DES CHERCHEURS EN COLONIE PÉNITENTIAIRE
Voici quelques énoncés témoignant de mon
malaise face au phénomène de la bureaucratisation
de la recherche.
La recherche s'est bureaucratisée au nom de la vertu. Partout
et à tous les niveaux on veut notre bien, on veut bien
dépenser l'argent public, on veut un comportement moral
des chercheurs, on veut éviter l'arbitraire, on veut préparer
la relève. Ce sont là de bien nobles idéaux.
Mais pour y arriver, on a mis progressivement en place un train
de mesures de contrôle de la productivité, des finances,
de la déontologie, de la formation des étudiants
qui finit par nous asphyxier.
La recherche en sciences humaines s'est structurée à
partir du modèle des sciences de la nature, au détriment
de ce qui peut faire sa spécificité, son âme.
Ainsi, la lecture patiente, la maturation (ou macération)
des idées, l'écriture maîtrisée, la
conscience historique et critique sont des valeurs propres aux
sciences humaines, qui s'accordent peu avec ce modèle dans
lequel on ne lit que les articles de deux ou trois revues de sa
spécialité, où le style se réduit
au mathématisable, où il n'est pas nécessaire
de connaître l'évolution de son champ mais seulement
les recherches contemporaines et où, enfin, la fonction
critique est mise entre parenthèses au profit du développement
technique.
Les importantes coupures budgétaires que nous avons connues
au cours des années 1990 ont contribué à
augmenter la bureaucratisation par la mise en place d'un mécanisme
de transfert en cascade des tâches, dont le point de chute
est le chercheur. C'est ce dernier qui doit maintenant effectuer
ce que les autres, plus hauts placés dans la structure,
lui décrètent. C'est lui qui voit maintenant ses
tâches augmenter de manière exponentielle.
La sensation d'étouffement qui en résulte n'est
pas due à une mesure bureaucratique particulière
plus qu'à une autre mais plutôt à l'effet
conjugué de toutes ces mesures prises ensemble simultanément.
Des dispositifs bureaucratiques infiniment petits et marginaux
prennent ainsi une enflure démesurée dans le quotidien
des chercheurs. La conjugaison de ces mesures, aussi insignifiantes
soient-elles, affecte mon comportement non seulement à
diverses périodes de l'année mais aussi conditionnent
mon quotidien. Je ne suis plus un chercheur actif et créateur,
je suis plutôt devenu un esclave réactif de la bureaucratie.
Subrepticement, la vertu bureaucratique s'est transmuée
en monstre. Kafka n'aurait pu imaginer mieux: les chercheurs font
aussi partie de la colonie pénitentiaire.
Alors qu'on parle tant de la professionnalisation des enseignants
ces années-ci, on aurait intérêt à
prendre conscience que, dans notre propre cour de professeurs
et de chercheurs universitaires, nous sommes maintenant dé-professionnalisés.
Dans toutes les sphères de notre vie professionnelle, notre
jugement professionnel est remis en question. Face au Comité
de déontologie, nous avons à faire la preuve de
notre moralité dans la recherche; face au Service des finances,
nous avons à montrer que nous n'avons pas volé les
fonds publics; face aux organismes subventionnaires, nous avons
à montrer que nous sommes sans cesse plus productifs et
ne connaissons aucune faille ni relâchement.
La subtilité du pouvoir bureaucratique, c'est que personne
ne l'exerce, il s'exerce. Il existe et insiste insidieusement,
de manière impersonnelle et invisible. On ne peut accuser
personne en particulier. Au nom de la vertu et du bien public,
des règles apparaissent, se superposent aux anciennes et
traversent complètement tous les secteurs de nos vies professionnelles.
Nous avons travaillé extrêmement fort depuis plus
de dix ans pour nous constituer en équipes de recherche,
puis en regroupement d'équipes pour finalement en arriver
à donner existence au Centre de recherche interuniversitaire
sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE). Nous avons
voulu nous mesurer sur le plan de la recherche aux autres facultés
et selon les mêmes critères. Je pense qu'à
bien des égards nous avons fort bien réussi mais
aussi beaucoup sacrifié. Le seuil critique est atteint.
La machine de recherche que nous avons créée, le
CRIFPE, prise elle-même dans l'engrenage bureaucratique,
est en train de nous avaler.
Si tout ce que je viens de décrire à partir de ma
propre expérience a un certain degré de vérité
et trouve aussi un certain écho chez vous, alors la question
qui se pose maintenant et que je soumets au débat est la
suivante: y a-t-il une issue à tout cela pour les chercheurs
en sciences humaines et en éducation? Comme l'écrivait
si justement Whyte (1959), "ce n'est pas le fait de la bureaucratisation
qui est le problème central. Le problème central
c'est l'acceptation de ce fait". Comment réagir à
cette "convention d'obéissance" que nous avons
inconsciemment accepté de signer, du moins symboliquement,
sans, d'une part, tout foutre en l'air et décrocher et,
d'autre part, nous résigner béatement?
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