9 mai 2002 |
Monsieur le recteur,
Cher Fernando Lambert
Mesdames et messieurs les professeurs et chers collègues,
Mesdames et messieurs,
Chers amis,
Dans la présentation, fort généreuse,
que vient de faire de moi Fernando Lambert, il faut faire la part
de l'amitié. En l'écoutant, je n'ai pu m'empêcher
de songer à une histoire plaisante qui court dans mon pays:
un étranger (l'histoire ne précise pas s'il s'agit
d'un Québécois), aborde une paysanne dans un village
(peu importe son nom, il ne vous dirait rien et vous n'arriveriez
pas à le prononcer) et lui demande l'autorisation de se
procurer des boutures des fleurs magnifiques qu'il a aperçues
dans son jardin. "Bien volontiers", répond la
paysanne, qui se laisse conduire par l'étranger. Ils arrivent
devant une villa imposante au milieu d'un jardin de plantes luxuriantes
et de fleurs magnifiques. "Vous vous trompez, constate alors
la paysanne. Je n'habite pas ici. Ceci c'est la résidence
du Préfet de région. Ma maison, c'est la voisine,
la petite cabane au toit de chaume. Mais je me sens honorée
d'avoir donné l'impression que je pouvais posséder
le bien que vous m'attribuiez!"
Aujourd'hui, j'ai eu l'impression de vivre cette anecdote dans
le rôle de la paysanne. Je remercie Fernando Lambert de
m'avoir fait croire que je possédais la villa du Préfet.
Oui, je le confesse, je suis un homme à double vie. L'une
politique, l'autre littéraire. C'est cette dernière
que vous avez voulu honorer en me recevant dans votre alma
mater. J'en suis d'autant plus heureux que s'il me fallait
renoncer à une dimension de ma personnalité, c'est
l'autre que je sacrifierais. En réalité, c'est le
deuxième cadeau que vous m'offrez. Le premier date de la
fin des années soixante-dix. C'était au mois d'octobre.
Dans une formule bien ciselée dont il possédait
le secret, Léopold S. Senghor se disait "à
l'octobre de sa vie" et nous célébrions avec
lui son soixante-dixième anniversaire. Au cours de la réception
qu'il nous offrit en son palais, une jeune femme s'approcha de
moi et me demanda quelques instants d'entretien. Elle m'apprit
qu'un de mes ouvrages, Tribaliques, était au programme
de l'Université Laval, où elle enseignait. Quelques
instants après, elle me présentait celui auquel
je devais ce privilège, un certain Fernando Lambert, ici
présent, dont elle était l'assistante. Imaginez
ma surprise. Vingt-cinq ans plus tard, je demeure reconnaissant
à votre université d'avoir osé parier sur
un jeune auteur dont le coup d'essai était une gerbe encore
mal nouée. Votre geste d'encouragement est à l'origine
des liens d'affection qui se sont tissés entre votre pays
et moi et qui n'ont cessé de se fortifier par la suite.
En écrivant Tribaliques, je pensais m'adresser d'abord
aux Africains, notamment à mes compatriotes, les Congolais.
La réception que vous lui avez réservée m'a
fait prendre conscience qu'une voix africaine, exprimant une société
et des cultures éloignées, pouvait éveiller
des échos sur un autre continent. Sans doute, en l'écrivant,
caressais-je ce désir sans en avoir une claire conscience;
j'en avais une intuition confuse. Cette reconnaissance m'a permis
de réaliser que, quelles que soient ses origines, quelles
que soient les situations qu'il met en scène, l'écrivain
ne peut créer des hiérarchies entre ses lecteurs.
S'il écrit vrai, s'il est sincère, il exprime l'humaine
condition et son lecteur s'y coule, sans se soucier des origines
de l'auteur. Nous ne lisons pas les romans pour nous informer
sur d'autres pays mais pour retrouver notre foyer, notre odeur
intime, même sous une plume étrangère. J'oublie
que Jacques le Fataliste est Français, Don Quichotte, Espagnol
et Oliver Twist, Anglais. Ils deviennent mes amis, nous parlons
la même langue. L'écrivain n'a qu'une tribu, la planète
terre. Nous venons tous de nations premières que nous portons
en nous, mais contribuons à la création d'un pays
dont les limites ne sont plus territoriales. Lorsqu'il nous prend
par la main, l'écrivain nous conduit vers des contrées
sans frontières territoriales, sans contrôle douanier,
sans service d'immigration, des pays qui sont une idée
généreuse.
"J'oublie que Jacques le Fataliste est Français, Don Quichotte, Espagnol et Oliver Twist, Anglais. Ils deviennent mes amis, nous parlons la même langue. L'écrivain n'a qu'une tribu, la planète terre."
Le Québec représente pour moi une réalité
tangible de cette destination. Votre pays n'est pas une race,
encore moins une tribu, il ne pratique pas la préférence
nationale. Il est un foyer d'individus aux ascendances diverses,
lié par un contrat librement consenti pour un destin commun.
On ne devient pas citoyen de votre Cité en fonction de
ses origines mais en raison de sa destination. Votre pays est
avant tout une langue. Celle dans laquelle je m'exprime et qui
est devenue aussi une langue africaine. Celle qui, dans mon pays,
permet de dissoudre les clivages ethniques.
Votre histoire, vos populations, vos cultures, votre éloignement
historique auraient pu vous conduire, sinon à tourner le
dos à l'Afrique, du moins à l'ignorer. Or, bien
souvent, c'est en passant par Québec que certaines oeuvres
africaines ont acquis leurs lettres de noblesse. Ainsi peut-on
se demander si Ahmadou Kourouma eut persisté dans son désir
d'écriture sans un passage au Québec? N'est-ce pas
vous qui avez promu ce Soleil des Indépendances
que rejetaient les éditeurs français et qui, de
l'avis unanime, est considéré aujourd'hui comme
l'un des romans emblématiques de la littérature
africaine francophone?
Je ne connais pas assez le Québec de manière intime
pour savoir d'où vous vient cette capacité d'ouverture
à l'autre. Mais il est sûr que l'élan qui
vous porte vers nous est pour une grande part dû au fait
que nous partageons la même langue. Il est plus facile de
se séduire et de se courtiser dans la même langue
que par le truchement d'un interprète.
Monsieur le recteur, Mesdames et messieurs, je vois dans la distinction
que vous m'attribuez aujourd'hui, un hommage qui, au-delà
de mon travail d'écrivain, s'adresse à toute une
écriture africaine élaborée en français
et avec laquelle je voudrais partager la distinction dont vous
m'honorez.
Une jeune littérature car, si c'est bien en Afrique que
la femme et l'homme sont d'abord apparus, il y a quelque 200 millions
d'années, l'écriture est un outil récemment
acquis par nos sociétés. C'est par l'oralité,
le chant et la danse que nous nous sommes longtemps exprimés,
que notre création et notre imaginaire se sont épanouis.
La littérature ne naît chez nous qu'au siècle
qui vient de finir.
Vous connaissez le nom de nos pères fondateurs: Senghor,
Césaire, Damas, Guy Tirolien, les créateurs du mouvement
de la négritude. Il s'agissait en l'occurrence de ressortissants
de l'Afrique non pas stricto sensu, mais conçue
dans ses prolongements des Antilles et des Amériques. Ils
s'agissait alors d'une littérature militante, à
la fois explosive, pulvérisatrice et constructive. Elle
combattait le racisme et le colonialisme, exaltait une dignité
bafouée, revendiquait une identité perdue. Ses auteurs
se voulaient les chantres et les porte-parole d'une communauté
et accordaient peu de place à l'individu. Ils disaient
"nous", et rarement "je", et quand ils recourraient
à la première personne du singulier, c'était
pour exprimer une personnalité collective: "Seigneur,
je ne veux plus aller à leur école" clamera
l'un, "Rendez-les moi, mes poupées noires", exigera
un autre.
Aujourd'hui que nos pays ont conquis leur souveraineté,
aujourd'hui où le racisme constitue un système révolu,
nous nous plaçons tous au-delà de la négritude.
Nous y maintenir pourrait, sur le plan politique, induire des
idéologies exclusivistes, une manière de racisme
à rebours, et, sur le plan artistique, engendrer non pas
des créateurs, je veux dire des innovateurs, mais des épigones
stériles et sans saveur. Cela dit, quelle que soit la voie
originale dans laquelle s'engagent les nouvelles générations,
elles sont, elles seront, toutes redevables au mouvement de la
négritude. Il ne s'agit pas pour nous d'effacer son souvenir
mais de dépasser son inspiration.
Les écrivains francophones contemporains ne se regroupent
pas autour d'une ou de plusieurs écoles, mais forment un
ensemble d'individualités diverses dont certains, sans
nier leur origine africaine, proclament qu'il n'est pas de littérature
africaine. Ils veulent par ce propos provocateur indiquer que
s'ils portent l'Afrique en eux et dans leurs oeuvres, il leur
importe surtout de devenir des écrivains tout court.
En les lisant, vous découvrirez qu'on leur a appris à
connaître tous les recoins de votre monde, qu'un flot d'information
quotidien nourrit en eux le rêve de vos pays. En les lisant,
vous découvrirez qu'il veulent que vous appreniez à
votre tour à les connaître parce qu'ils sont différents
de vous et qu'ils sont en même temps une partie de vous
que vous ne soupçonnez pas.
Quant à moi, l'un des leurs, je voudrais, pour me situer,
vous lire, en guise de conclusion, quelques lignes de ma profession
de foi personnelle, écrite il y a quelques années
et qui s'intitule Pourquoi j'écris:
J'écris pour étudier. Ni Dieu, ni prophète,
je n'ai aucun message à délivrer à mon lecteur;
ni philosophique ni politique. Je n'ai pas de culture ni de civilisation
ni de morale à vous proposer en modèle: "jetez
le livre qui vous offre des images pieuses, des héros ou
des certitudes! Ce sont mes cauchemars et mes émerveillements
que je vous livre, mes fantasmes que je vous confesse, mes prières
que je vous confie."
Écrire c'est s'ouvrir à tous les vents. Écrire
c'est entreprendre la quête inachevée.
J'écris parce que la vie me déroute, j'écris
parce que j'ai peur de la mort. J'écris pour apprendre
à penser, pour mieux comprendre autrui, j'écris
pour me comprendre.
J'écris pour me racheter.
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