9 mai 2002 |
Depuis plusieurs années, le directeur du Trésor
de la langue française et professeur au Département
de langues et linguistique, Claude Poirier, lutte pour redonner
ses lettres de noblesse au langage populaire si souvent décrié
par des élites locales, qui ont longtemps préféré
s'abreuver à des sources étrangères pour
dicter aux Québécois les normes d'un "beau
parler". Les Grandes Fêtes de l'Université et
le Centre interdisciplinaire de recherches sur les activités
langagières (CIRAL) lui ont offert récemment une
tribune de choix pour exprimer l'importance de la langue dans
le patrimoine québécois. Selon lui, un mot, héritier
d'une façon de vivre, ou une expression imagée nous
en apprend autant, sinon davantage qu'un bâtiment ancien
ou une paire de patins, sur les murs et la vie de nos ancêtres.
Certains mots ressemblent un peu à des tiroirs. Placés
innocemment dans la phrase, ils cachent leur jeu et dissimulent
leurs rides derrière des lettres anonymes. Il suffit, par
contre, que le chercheur-détective gratte un peu sous leur
vernis contemporain pour que des pans entiers de l'histoire de
la société qu'ils dissimulent fassent leur apparition.
Le linguiste Claude Poirier a un qualificatif affectueux pour
les caractériser, il les appelle des "mots-fossiles".
Et de citer plusieurs expressions connues, du type "ça
ne prend pas la tête à Papineau", "trente
sous pour une piastre" ou "calculer à la cenne",
"avoir les yeux grands comme des vingt-cinq cennes",
"pas plus grand qu'un dix cennes".
De fait, pour ce Sherlock Holmes des mots, le vocabulaire autour
de la monnaie représente une véritable mine de renseignements
sur la perception que les Canadiens français ont pu avoir
des tentatives britanniques pour asseoir leur pouvoir économique.
Jamais, en effet, le mot cent n'a pu s'imposer, les francophones
le déformant systématiquement en "cenne",
ou lui préférant le terme "sou", qui
a conservé ses lettres de noblesse par delà les
siècles, comme s'il fallait couper le plus possible les
relations avec l'occupant anglais. Plus significatif encore, l'expression
"Trente sous pour une piastre", témoigne encore
aujourd'hui des changements de monnaie au cours du 19e siècle
alors que la livre anglaise s'impose. Des unités monétaires
complètement obsolètes perdurent donc aujourd'hui
dans le langage, comme pour rappeler les origines françaises
du peuple conquis.
Avec ses mots tiroirs, ses mots fossiles, ses mots témoins, la langue populaire s'avère le vaisseau amiral du patrimoine québécois
L'échec de la standardisation
De la même façon, Claude Poirier souligne l'importance
patrimoniale de mots témoins, véritables symboles
d'un fonctionnement social. Le conférencier décortique
par exemple le mot "crèche", la mangeoire pour
animaux si répandue dans les campagnes jusqu'aux années
cinquante. Cet objet essentiel dans l'étable a donné
naissance à une foule d'expressions, de "vivre à
la crèche", à "tourner le derrière
à la crèche", en passant par "créchard",
qui évoquent toutes le rapport d'un individu ou d'un groupe
à une source de nourriture ou de revenus abondante. "La
langue se raconte elle-même" remarque le conférencier
en pointant du doigt le changement de vocabulaire dans les écrits
francophones lors de la période charnière de la
Conquête anglaise.
"Durant les premières décennies du Régime
anglais, des mots issus du vocabulaire des différentes
régions de France apparaissent dans les textes, indique
Claude Poirier. Pourtant, l'immigration française n'existe
quasiment plus après 1760." L'explication de ce phénomène
repose selon lui sur des causes démographiques. Une bonne
partie de l'élite française regagne la France à
cette époque et ceux qui prennent alors la plume disposent
d'une liberté de parole qui n'existait pas auparavant.
Grâce aux nombreuses naissances chez les francophones, la
langue du peuple devient alors la norme jusqu'au milieu du 19e
siècle.
Soulignant les nombreux efforts déployés par les
uns et les autres pour modifier le langage parlé au Québec,
le linguiste démontre que ces tentatives de standardisation
du français tombent à plat, faute d'une prise de
conscience de la réalité langagière d'ici.
"Quand on se bat contre des tendances profondes sans les
comprendre, cela ne sert à rien, on travaille dans le beurre,
martèle Claude Poirier. Il faut respecter l'histoire des
gens d'ici, inscrite dans notre vocabulaire." La nécessité
d'offrir aux mots la même attention dont peuvent désormais
bénéficier les églises ou les meubles hérités
de nos ancêtres devient donc urgente, pour préserver
ce morceau de notre patrimoine.
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