21 mars 2002 |
Laurent Turcot aime le théâtre. En mars 2000,
il montait sur les planches de la salle Henri-Gagnon pour jouer
dans Le mariage de Figaro, une pièce de Beaumarchais
qu'il avait mise en scène avec la Troupe des Menus Plaisirs.
L'étudiant-chercheur du Département d'histoire décrochait,
quelques semaines plus tard, la Muse Théâtre pour
son travail de scénarisation, ce qui lui a valu de travailler
pendant un mois avec Robert Lepage et Peter Gabriel. En février
dernier, il remontait sur scène pour une soirée
spéciale intitulée Le rêve, au cours
de laquelle il faisait lecture de poèmes, accompagné
par des musiciens. En avril, il jouera dans Topaze avec
la Troupe de théâtre Les Treize. Mais tout cela n'est
qu'un à-côté puisque l'essentiel de son temps
est consacré à son mémoire de maîtrise
sur les rapports entre la police et les acteurs de théâtre
au 18e siècle à Paris. "À défaut
de faire une carrière au théâtre, je l'étudie,
confesse-t-il. Le théâtre m'aide à mieux comprendre
une partie de moi-même."
L'affirmation porte à équivoque lorsqu'on prend
connaissance du titre de la conférence qu'il a présentée
la semaine dernière lors du colloque organisé par
Artefact, l'Association des étudiants de deuxième
et de troisième cycles du Département d'histoire:
"Sexe, débauche, orgies et parties fines chez les
acteurs populaires du 18e siècle à Paris".
"Nous sommes le produit de la société dans
laquelle nous vivons et le sexe en Occident révèle
une grande partie de l'organisation sociale, souligne l'étudiant-chercheur.
Nous voulions confronter deux sources - les écrits
des chroniqueurs de cette époque et les rapports de police
- pour mieux évaluer le type de désobéissances
et d'indécences auxquelles se livraient ces "mauvais
sujets" et déterminer si les rapports de police rendent
compte de la réalité des écrits contemporains."
Rejets sociaux
Au 18e siècle, les acteurs populaires n'ont pas la
cote. On les accuse de dérèglement des moeurs, d'alcoolisme,
de prostitution et d'orgie. "L'Église catholique excommunie
quiconque met le pied sur la scène afin de divertir ses
semblables, relate Laurent Turcot. Le comédien ne peut
pas se marier, faire enregistrer la naissance de ses enfants,
recevoir la communion ou l'extrême-onction ou se faire enterrer
dans un cimetière. On lève ces interdits dès
qu'il répudie sa vocation et abandonne son métier."
Plusieurs chroniqueurs ont décrit les moeurs sexuelles
déréglées des acteurs populaires. Thomas
Rousseau écrit que ces théâtres sont les endroits
les "plus commodes pour arranger les parties fines, régler
les petits soupers, déterminer les orgies, les Bacchanales."
François-Marie Mayeur de Saint-Paul affirme que les théâtres
sont des "réceptacles de tribades et de sodomites".
Le Compère Mathieu décrit les acteurs comme des
"débauchés, catins, prostituées et chevaliers
de sodome de ces bordels tolérés par la municipalité".
"Ces écrits frappent fort et forment le vocabulaire",
commente l'étudiant-chercheur en riant.
Laurent Turcot a passé tout un été à
lire les rapports des commissaires de police du Châtelet
de 1752 à 1789, conservés aux Archives nationales
de Paris. "Ça représente des kilomètres
de papier, environ 200 boîtes contenant 500 rapports chacune.
Le jour, je lisais les rapports et je photocopiais les documents
importants. La nuit, je retranscrivais les données sur
mon ordinateur." Dans cette masse de documents, 600 rapports
concernaient les acteurs et les spectateurs, 35 avaient trait
à des actes de libertinage des spectateurs, à peine
une quinzaine touchaient les moeurs sexuelles des acteurs et un
seul pouvait prétendre s'apparenter à une orgie.
"On se demande ce qui reste de la vie sexuelle tumultueuse
des acteurs dans tout ça?", questionne l'étudiant-chercheur.
Paris en rappel
De toute évidence, les rapports de police ne concordent
pas avec les écrits du 18e siècle. "Peut-être
parce que, déjà à cette époque, les
moeurs sexuelles étaient quelque chose de caché dont
on ne voulait pas parler publiquement. La police réprimait
les comportements sexuels déviants sans les nommer, parce
que nommer l'innommable lui aurait donné une existence
publique et aurait été l'aveu que la société
était viciée, avance Laurent Turcot. À une
certaine époque, les sodomites étaient condamnés
au bûcher et les rapports contenant leurs aveux étaient
brûlés avec eux pour qu'il n'en reste aucune trace."
Le 18e siècle était le siècle du libertinage,
des écrits pornographiques, du marquis de Sade. Il y avait
une incitation à la sexualité dans le discours,
mais il y avait aussi répression sociale de la sexualité,
poursuit-il. Cette tendance s'est accentuée sous la société
victorienne et elle existe encore aujourd'hui. "Internet
en est un bon exemple. C'est un médium accessible à
la majorité, dans lequel se trouve beaucoup de contenu
pornographique. Les gens perçoivent qu'il y a une dimension
illicite et une réprobation sociale autour de contenu,
mais ils s'empressent tout de même d'aller voir les nouveaux
sites pornos dont ils entendent parler." Même chose
pour la publicité actuelle, continue-t-il. "Les publicités
suggèrent la chose sexuelle, mais elles ne l'affirment
pas directement. Et, si ce genre de publicités produit
un effet et est décrié, c'est que la sexualité
est encore réprimée sur la place publique."
Laurent Turcot espère écrire un livre à partir
du mémoire de maîtrise qu'il a rédigé
sous la direction de Claire Dolan du Département d'histoire
et d'Arlette Farge de l'École des hautes études
en sciences sociales de Paris. Mais le temps risque de manquer
puisqu'il part s'établir à Paris dans trois mois
pour y faire un doctorat sous la direction de madame Farge. Aucun
interdit social parisien ne l'empêchera de s'adonner publiquement
et allègrement à son sujet de thèse puisqu'il
étudiera "Le promeneur et le flânage à
Paris au 18e siècle".
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