21 février 2002 |
Pour beaucoup d'entre nous, la découverte autant géographique
que culturelle du monde s'est assortie de la visite guidée
offerte par Hergé dans ses albums. Globe-trotter, justicier,
accessoirement journaliste, Tintin est un compagnon de route privilégié
par les jeunes, et l'impact de sa série d'aventures dessinées
est tel, depuis 1930, que les sciences humaines n'ont pu éviter
de se pencher sur le phénomène. Avec un résultat
variable toutefois: Hergé fasciste ou raciste, Tintin homosexuel
voire misogyne, certaines analyses sensationnalistes ont éclipsé
dans leur empressement les enjeux véritables, auxquels
Pierre Skilling, étudiant au doctorat au Département
de sociologie, nous ramène dans son essai Mort aux
tyrans !, Tintin, les enfants, la politique.
À l'origine mémoire de maîtrise en science
politique, l'ouvrage figure aujourd'hui sous une nouvelle forme
dans la collection "Études culturelles" des éditions
Nota bene. Écrit dans une langue très accessible
malgré la rigueur des analyses, le livre nous fait voir
Tintin sous un autre jour, c'est-à-dire comme un agent
de " socialisation politique " auprès des enfants.
De Tintin au Congo jusqu'à Tintin et les Picaros,
c'est un véritable apprentissage du politique qui est mis
en lumière: alors qu'à ses débuts le héros
subit encore l'influence de la perspective colonialiste belge,
il développe au cours de ses déplacements une conscience
beaucoup plus universelle. Si Skilling réfère par
endroits à la personne d'Hergé, relativisant certaines
accusations en recourant à des entrevues fort instructives,
il fait preuve d'originalité en se basant d'abord et avant
tout sur Tintin tel qu'il se montre vraiment, sans l'idéaliser
mais en retraçant avec patience son cheminement vers l'Autre.
Monarchiste amoureux de l'ordre, anticapitaliste (!), Tintin est
aussi très individualiste, ce qui l'incite à défendre
les Droits de l'Homme et le rapproche de la figure du détective.
S'il modifie sa perception des autres cultures, c'est par ses
propres enquêtes et rencontres, avant de se replier progressivement
vers ce que Pierre Skilling appelle son noyau familial, composé
du capitaine Haddock et du professeur Tournesol, en plus du brave
Milou. En effet, avec la rencontre de ces deux individus puis
l'emménagement au château de Moulinsart, la dynamique
des aventures se déplace sensiblement : alors que Tintin
solitaire était motivé par les tribulations constantes,
les voyages de la dernière période sont majoritairement
issus d'événements perturbateurs venant troubler
la quiétude du foyer, rétablir cette dernière
étant alors le but ultime. De politique, le conservatisme
de Tintin est donc devenu chose privée, Skilling n'hésitant
pas à lire dans cela la touche désabusée
du personnage.
Ni les amateurs de bande dessinée ni les spécialistes
des études culturelles ne sortiront déçus
de cet essai d'un maître en " tintinologie ",
qui n'hésite pas à convoquer les Arendt, Todorov,
Piaget, Serres et autres grands noms des sciences humaines. Après
la lecture de Mort aux tyrans !, prévoyez cependant
une envie soudaine de vous remettre à la lecture des aventures
de Tintin, d'un il scientifique cette fois.
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