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10 janvier 2002 ![]() |
Depuis des années, le laboratoire de Hans Wolfgang Ackermann,
professeur retraité de la Faculté de médecine,
baigne dans un silence feutré que seul le ronronnement
du refroidisseur d'un microscope électronique interrompt
à l'occasion. Mais, pour qui prête bien l'oreille,
un nouveau son s'est ajouté en sourdine depuis que le microbiologiste
a pris sa retraite l'automne dernier: un implacable tic-tac égraine
le temps qui reste avant la destruction du contenu d'un incubateur,
rangé dans un coin du labo. Dans ce modeste contenant,
connu à travers le monde sous le nom de collection Félix-d'Hérelle,
reposent 420 espèces de virus qui sommeillent dans un bain
d'azote liquide à -80 degrés Celsius. Le virologue
a mis 20 ans à constituer cette collection internationale
de bactériophages - des virus qui s'attaquent aux bactéries.
Il s'agit de l'une des deux plus importantes collections du genre
au monde. Si personne à l'Université ne se manifeste
pour prendre la relève, le professeur Ackermann devra se
résigner à détruire ce qu'il a mis deux décennies
à construire.
Mince consolation, le chercheur a conclu une entente pour transférer
un échantillon de chaque spécimen de sa collection
à l'American Type Culture Collection (ATCC), une firme
privée américaine qui vend des cultures de microorganismes
à travers le monde. "La collection que j'ai montée
est une ressource unique au monde. Elle contient des virus qui
ne se retrouvent nulle part ailleurs. Il fallait la conserver
pour la science", plaide-t-il pour expliquer le départ
de la collection vers les États-Unis. "Les chercheurs
de l'Université qui travaillent sur les virus ont des champs
d'intérêt très spécialisés et
aucun d'eux n'a sérieusement offert de prendre en charge
la collection."
Trésor international
Hans Wolfgang Ackermann a entrepris sa collection de bactériophages
au début des années 1980. "Sans centres de
référence comme la collection Félix-d'Hérelle,
la recherche en microbiologie arrête immédiatement,
fait-il valoir. Il est indispensable d'avoir des espèces
bien identifiées et des cultures pures pour réaliser
des travaux fiables en microbiologie." À l'ère
de la génomique et de la protéomique, la classification
des virus peut sembler une science du passé. "Ceux
qui pensent qu'on peut se passer de la taxonomie sont de pauvres
idiots qui ne savent pas ce qu'ils disent, lance-t-il. On connaît
peut-être 10 % des bactéries existantes, on connaît
à peu près tous les virus de l'Homme, quoiqu'on
ait parfois des surprises comme le virus du sida, et on connaît
un peu les virus des animaux domestiques et des plantes cultivées.
Tout le reste, on l'ignore. Nous sommes encore au tout début
de la découverte des microorganismes, mais nous faisons
de la science à courte vue." Le professeur Ackermann
a lui-même découvert plusieurs espèces de
virus, au point où il en a perdu le compte. "Je n'ai
pas de mérite, car c'est très facile. Il suffit
de chercher un peu et on trouve."
Nommée à la mémoire du microbiologiste d'origine
canadienne qui a découvert les bactériophages en
1917 et à qui l'Université a décerné
un doctorat d'honneur en 1930, la collection Félix-d'Hérelle
fournit des échantillons aux laboratoires des quatre coins
du monde qui en font la demande. Alors que l'ATCC exige environ
185 $ US pour un échantillon de phage/bactérie,
le professeur Ackermann demande 25 $ US - ou 25 $ canadiens si
ce sont des chercheurs du pays -. "C'est un bargain
épouvantable, dit-il en pouffant de rire. "Idéologiquement,
je suis opposé à la vente de cultures pour la recherche
scientifique, sauf lorsqu'il s'agit de compagnies privées.
Autrefois, les chercheurs s'échangeaient gratuitement des
spécimens et c'était très bien ainsi. Le
présent système exige beaucoup de paperasse, les
règlements imposés par des fonctionnaires mal avisés
alourdissent les échanges internationaux et les coûts
d'achats rendent prohibitive la recherche en microbiologie. Tout
cela est néfaste au progrès de la science."
L'année dernière, la collection Félix-d'Hérelle
a reçu une quarantaine de commandes de partout dans le
monde. "J'évite d'annoncer l'existence de la collection
sur Internet car je risquerais d'être débordé."
Les revenus tirés de ces ventes sont la seule source de
financement de la collection depuis 1992, année où
le CRSNG, qui la subventionnait depuis dix ans, a coupé
les vivres. "Le fédéral a laissé tombé
les petites collections en promettant de les remplacer par la
collection nationale canadienne des cultures. Aujourd'hui, tout
ce qui existe de cette collection nationale est un site Web vide!"
Une décennie plus tard, le professeur Ackermann parle
encore avec rancoeur de la décision de l'organisme fédéral.
"Mon cas n'est pas particulier. C'est un problème
général, explique-t-il. La recherche scientifique
est encore peu considérée au Canada."
Bactérie du charbon
Depuis, il est "livré à lui-même"
pour assurer le fonctionnement de la collection. Les dépenses
sont cependant minimes, précise-t-il, puisqu'il effectue
toutes les manipulations et manutentions. L'expédition
internationale de matériel biologique exige cependant une
paperasserie considérable à laquelle il ne s'habitue
pas. "Certains fonctionnaires semblent avoir mis à
l'index tout ce qui porte un nom latin. Même la levure pour
le pain, la bière et le vin ainsi que les bactéries
servant à fabriquer le yogourt et les fromages figurent
sur la liste des organismes qui exigent des dispositions particulières."
Le professeur effectue lui-même le repiquage des espèces
qui tolèrent moins bien les basses températures.
Ces espèces, qui figurent sur sa "liste noire personnelle",
doivent être périodiquement décongelées,
puis "nourries" à l'aide des bactéries
spécifiques qu'elles parasitent. La collection de phages
exige donc une ferme d'élevage de bactéries. C'est
ainsi qu'une souche non pathogène de la bactérie
du charbon (servant à fabriquer des vaccins) se retrouve
dans le laboratoire du professeur Ackermann. La collection Félix-d'Hérelle
serait la seule au Canada à pouvoir vendre et échanger
cette espèce.
Compte à rebours
Pour des raisons techniques, l'ATCC ne peut accepter que 60
à 70 espèces par année en provenance de la
collection Félix-d'Hérelle, de sorte qu'il faudra
au moins six ans pour compléter le transfert. Même
s'il est à la retraite, le professeur Ackermann s'est engagé
à s'occuper de ses virus jusqu'à ce que le dernier
spécimen ait pris la route des États-Unis.
D'ici là, il continuera de fournir des virus aux chercheurs
qui en font la demande, il poursuivra ses projets de recherche
en plus de mettre la touche finale à un livre. "Lorsque
le moment sera venu, je vais le faire, je vais détruire
la collection, répète-t-il comme pour s'en convaincre.
Mais d'ici là, si l'Université veut faire quelque
chose pour garder la collection ou si un chercheur est intéressé
à prendre la relève, on pourra discuter.".
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