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Mircea Steriade part en guerre. En guerre contre une tendance,
en apparence irréversible, qui a gagné la recherche
en neurophysiologie: le recours à de minces coupes de cerveau
pour étudier le fonctionnement complexe de cet organe.
Cette méthode - qu'il qualifie de "luxurieusement
avantageuse sur le plan technique" - fait de nombreux adeptes
parmi les jeunes neurophysiologistes, "parce qu'elle est
beaucoup plus simple que d'étudier le fonctionnement du
cerveau dans un être vivant et parce que les chercheurs
ne se rendent pas compte des limitations de cette approche",
estime le professeur de la Faculté de médecine.
"Presque tout le monde travaille sur des tranches de cerveau
maintenant, déplore-t-il. Les laboratoires qui, comme le
mien, étudient encore le cerveau entier in vivo se comptent
presque sur les doigts de la main. Nous sommes parmi les derniers
des Mohicans."
Pour changer le cours des choses, Mircea Steriade vient de publier
un ouvrage - qu'il qualifie volontiers de manifeste -, intitulé
The Intact and Sliced Brain. "Sliced brain":
un terme que le chercheur se plaît parfois à troquer,
lorsqu'il baisse la garde de son objectivité, par "cerveau
mutilé"! Dès la préface du livre, il
établit d'ailleurs clairement dans quel camp il se range.
"Les deux méthodes ont leur place dans les laboratoires
de neurophysiologie, dit-il. Les études sur les coupes
de cerveau sont utiles pour l'étude de problèmes
très spécifiques, mais elles se limitent à
ça." Le professeur Steriade s'élève
contre l'extrapolation de résultats obtenus sur des tranches
de 0,5 mm de cerveau à des mécanismes complexes
du fonctionnement de cet organe. "Les tranches ne peuvent
pas faire toutes les belles choses que le cerveau entier fait
dans un être vivant. Je crois fermement que le fonctionnement
du cerveau ne peut être bien étudié que si
sa connectivité est maintenue. Pendant toute ma carrière
de chercheur, peu importe les méthodes utilisées
et la partie du cerveau étudiée, j'ai toujours considéré
le cerveau comme une entité unifiée."
Dans The Intact and Sliced Brain, son neuvième ouvrage
(The MIT Press, Cambridge) Mircea Steriade compare les résultats
obtenus au cours des dernières décennies par les
deux écoles d'expérimentation en neurosciences.
Quelque 1 300 articles de recherche, dont une centaine émanant
de son laboratoire, sont passés en revue. Le résultat
de l'exercice laisse planer de lourds doutes sur la généralisation
de résultats obtenus à partir de systèmes
isolés. "Il y a plus de différences que de
similarités dans les résultats obtenus par chacune
des deux approches", résume-t-il. Le lecteur évaluera
par lui-même les avantages et les limites de l'étude
du cerveau en tranches."
Le dernier chapitre du livre, qui ne fait pourtant que six pages,
constitue une charge ultime contre l'hyper-réductionnisme
en recherche sur le cerveau. "Je craignais d'y être
allé un peu fort, mais les réactions ont été
bonnes jusqu'à présent", signale-t-il. Si le
manifeste de Mircea Steriade atteint son but, la tendance actuelle
au réductionnisme en neurosciences fera l'objet d'une réflexion
sérieuse. "J'espère simplement que les jeunes
chercheurs attirés par les études sur les tranches
de cerveau vont réaliser davantage les limites de cette
approche. Je souhaite aussi que les neurophysiologistes feront
montre de beaucoup plus de réserves avant de transposer
des résultats obtenus sur des tranches aux mécanismes
complexes qui interviennent dans le cerveau."
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