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La ritualité funéraire québécoise
est en pleine mutation. Dans certaines grandes villes, les familles
endeuillées tournent le dos en nombre grandissant à
la traditionnelle "route des morts" et confient leurs
défunts à des professionnels travaillant à
l'intérieur de mégacomplexes funéraires où
le rituel est à la fois personnalisé et simplifié.
Dans ces entreprises, le prêtre joue un rôle secondaire,
celui de "commis à la section spirituelle". Il
n'intervient que lorsque les endeuillés requièrent
sa présence dans la "chapelle multiculte". Celui
qui gère la production de la sphère du sens est
désormais le thanatologue-thanatopracteur. Pilier du complexe
funéraire, ce dernier est amené à bricoler
et à mettre en scène des rituels sur mesure, faits
de morceaux de sens choisis avec les endeuillés.
Dans le passage de l'église à la salle multiculte,
les repères du passé, tels le tabernacle, la communion
et la messe funéraire, ont littéralement disparu.
"Il y a donc eu une rupture symbolique importante",
soutient Sébastien St-Onge, étudiant au doctorat
au Département de sociologie de l'Université Laval
et auteur de L'Industrie de la mort, un essai remarqué
paru dernièrement aux Éditions Nota bene. Le rituel
collectif d'antan axé sur l'après-mort se trouve
aujourd'hui remplacé par un rituel individualisé
"tourné vers le versant des vivants" où
les endeuillés évoquent de bons souvenirs dans une
atmosphère reflétant les goûts et la personnalité
du défunt.
Une réponse à de nouveaux besoins sociaux
Selon Sébastien St-Onge, la popularité du complexe
funéraire s'explique par la désertion massive des
églises et la déchristianisation générale
apparues dans les années 1960. Il y a aussi le fait que
les endeuillés exposent de moins en moins leurs morts.
Les familles éclatées et la dispersion géographique
appellent également, à leur manière, à
une simplification du rituel funéraire. Enfin, il y a le
facteur temps, une denrée dont la rareté de plus
en plus apparente oblige à aller à "l'essentiel".
Jadis, un assez long processus faisait passer le défunt
du salon funéraire à l'église, puis au cimetière.
Dans un complexe funéraire, le passage, pour le disparu,
entre le monde des vivants et celui des morts, se résume
bien souvent à un simple changement de pièces.
Dans cette nouvelle réalité, l'entreprise réalise
un profit lorsque la mort survient, mais aussi du vivant de la
personne grâce aux préarrangements funéraires.
Grâce à cette option avant-gardiste, le consommateur
peut visualiser de son vivant ses propres funérailles.
Or, cette liberté de choisir entre l'inhumation et l'incinération,
entre le service religieux et le complexe funéraire est
insécurisante, d'autant plus qu'elle porte sur un événement
traumatisant en soi. "L'individu, souligne l'étudiant-chercheur,
est laissé de plus en plus seul face à sa mort et
à celle de l'autre. Dans le rituel traditionnel, la société
affirmait, à travers la mort d'autrui, les valeurs aux
fondements de sa culture. Mais que peut nous révéler
l'événement de la mort lorsqu'on est seul à
se fabriquer du sens?"
Selon Sébastien St-Onge, la société québécoise
apparaît désormais fragmentée, morcelée
face à la mort. "À travers la mort de l'autre,
une détresse s'exprime", indique-t-il. Elle s'observe
chez le citoyen coincé par la trilogie salon funéraire-église-cimetière,
qui le met mal à l'aise à habiter temporairement
un lieu qu'il ne fréquente pratiquement plus. Elle s'observe
également chez celui que les rites à la carte, anémiques
et expéditifs offerts par la grande entreprise, laissent
sur son appétit, parce qu'ils n'offrent pas de réponse
véritable à son angoisse.
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